L'ennemi est con, il croit que c'est nous l'ennemi alors que c'est lui

« T'sais quoi ? Vous êtes une génération de branleurs ! C'est vous qui pourrissez la France ! » Une poignée de main hypocrite et nos chemins se séparent, enfin. Il doit être plus de 5h du matin, et c'est ainsi que se termine la discussion avec A, 33 ans, chef de rang dans un restaurant du vieux Rennes. C'est dommage parce que ça avait bien commencé. On rentrait de soirée un peu éméchés, on se pose sur un escalier avant de rentrer chez nous. On parlait d'amour, la vie était belle, les oiseaux commençaient à chanter. Et puis un mec nous interromp, il rentre chez lui après une journée de taf et une petite escapade en bar de nuit. Il a envie de parler à des jeunes, de se confier. Parce qu'il revient du centre, et que là-bas il a vu tous ces branleurs complètement bourrés et que ça l'a énervé, il aime pas cette génération de jean-foutistes. Mais il nous a trouvé cool. « Tu sais, on est pas complètement frais non plus... » Ouais mais nous on est posés là, tranquille, on emmerde personne qu'il dit. Oui, c'est vrai ça, on emmerde personne.

Il nous parle de sa vie, il a l'air plutôt satisfait. Un bon salaire, un amour du travail bien fait. Le gars bien quoi. Nous on a pas fait le service militaire, alors forcément on ne pourra jamais être comme lui. On a pas appris à obéir. Lui quand son patron lui donne un ordre il discute pas. Quand il donne un ordre, il veut pas qu'on discute. Sauf que nous on râle tout le temps, on veut pas bosser. « Vous travaillez dans quoi vous ? » Bah on est étudiants quoi. Il a pas l'air de bien saisir le concept. Bref, on lui parle de nos boulots d'été. Nous aussi on a travaillé dans la restauration, les usines ou dans la grande distribution. Nous aussi on a eu un patron, des horaires, et un salaire mérité. On obéissait. Apparemment la situation reste différente. Parce que nous on a pas fait le service militaire bordel. Au service militaire t'apprends à fermer ta gueule. Ton patron t'engueule, tu la fermes. T'engueules tes apprentis, et ils la ferment. Etrangement ça m'a rappellé un vague souvenir, mais je me suis gardé de le faire remarquer.



Qu'est ce qu'on veut faire dans la vie ? On se regarde, et on hésite un peu. Franchement, tu penses qu'on lui dit ? J'le sens bof moi. Allez, on s'en fout, on lui dit. « On veut être prof ». Tout de suite, son regard change. La conversation restait relativement amicale au début, mais là il y a une rupture, le rapport d'égalité semble déséquilibré. « Dans 10 ans y'aura plus besoin de profs de tout de façon. Maintenant avec les iPad les élèves ils auront tout. Plus besoin de profs ». Soupir. Un peu blasés, on lance notre petit discours bien rodé sur l'intérêt du métier de prof, sans succès. Il faut dire que notre homme a l'air d'avoir une idée très vague de l'enseignement, et de la scolarité en général. On essaye de lui expliquer que le métier de prof nécessite parfois certaines qualités d'une assistante sociale, qu'on le veuille ou non. Peine perdue, le bonhomme apprend la politesse à sa fille à coups de tartes, et il ferait beau voir qu'un prof vienne intervenir dans l'éducation de sa fille. D'ailleurs j'ai toujours trouvé ça drôle, ces mecs qui mettent un point d'honneur à inculquer le respect et la politesse à leur gamin alors qu'ils agissent comme des animaux décérébrés.

Oui parce que là je me perds un peu. Le mec vient en voulant partager quelque chose avec des « bons » jeunes, et nous sort un discours moralisateur. Bon, à la limite c'est un peu fatiguant mais on s'en fout. Il dit qu'il est content de parler avec des jeunes, c'est cool. On a quand même du mal à le prendre au sérieux. Il nous demande comment on vit. « Bah, un peu des parents, un peu de l'Etat, et un peu de nos petits boulots ». Ah ça lui plait pas ça. On lave notre linge tout seuls au moins ? Ouais qu'on fait, faut pas déconner non plus. On le repasse ? Bof, vite fait histoire de pas faire trop con quoi. « Mais on va droit dans le mur avec des mecs comme vous ! » Un regard d'incompréhension, je réprime un fou rire. « Attends, tu déconnes là... C'est une blague ! » La conversation était au départ banale, conflit de génération et tout ça. Mais là ça devient n'importe quoi. « T'es une grande gueule ! » qu'il fait. Le soupçon de sympathie qui nous avait fait discuter sérieusement avec lui s'est définitivement évaporé. On cherche à s'en aller, hilares. Et ça lui plait pas ça.




En plus on l'appelle « mon gars ».  Il dit qu'il trouve ça agressif. Désolé mec, c'est un réflexe. « Mon gars ? Mec ? Mais quoi c'est comme ça que vous parlez maintenant ? » Bah... ouais. Et toi tu parlais comment à notre âge ? « On se parlait pas, on se tapait sur la gueule ». Ah bah ça devait être fun dis donc.  C'est marrant parce qu'en fait quand t'es venu pour discuter, tu voulais juste qu'on t'écoute et qu'on ferme notre gueule. Comme au service militaire quoi.  Tu viens nous voir parce qu'on emmerde personne et qu'on a l'air cool, et une heure après tu nous prend par le col avec le poing en l'air en nous traitant de bons-à-rien. Y'a pas  comme qui dirait du foutage de gueule ? Tu piges pas la différence entre un boulot dans le privé et le service public. Tu piges pas le concept de faire des études avant de bosser, mais ça encore on te pardonne t'es pas le seul. Tu piges pas que y'a pas de problèmes de générations, y'a juste le fait que t'as 10 ans de plus que nous et que les jeunes ont toujours été considérés comme des fainéants, que ce soit les Babyloniens dans la Bible ou les étudiants en 68.

Au final, on a quoi ? Des jeunes engagés qui pour beaucoup ne pigent pas grand chose aux enjeux. Des adultes actifs qui ont peur de pas avoir de retraite quand ils voient les bars bondés de jeunes ivres le jeudi soirs, et qui trouvent tous les arguments possibles et imaginables pour bien se dire que le problème, c'est nous. Et puis des vieux, qui sont vieux quoi. Comme dirait l'autre, il y a quelque chose de pourri dans le royaume de France. Il paraît que le ver, c'est moi. Le choc, on me dit jamais rien. Dans le journal ils disaient que c'était Marine Le Pen. J'ai un pote qui dit que c'est les vieux. Mon grand-père dit que c'est les arabes. Mon voisin dit que c'est les chômeurs. Et moi ? Bah j'en sais rien en fait. J'm'en fous. J'dirais que c'est plus ou moins tout le monde. Enfin, surtout les connards qui viennent m'emmerder à 4h du mat' pour me dire de repasser mes caleçons. C'est quand même dingue, je fais tout ce que je peux pour fuir ce genre de discussions conflictuelles sans intérêt, et je me fais toujours rattraper. « Why ? Why do bad things happen to good people ? » J'étais en train de parler d'amour, merde.



Commentaires

  1. C'est vrai que vous êtes quand même une génération de branleurs. De mon temps les blogueurs mettaient pas des petites vidéos comme ça, non non, ils avaient des couilles, ils y allaient franco avec rien que du texte, à la force de la virgule, c'était con et beau à la fois :-D

    Très bon billet.

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  2. Merci ! Mais sans les vidéos j'aurais l'impression de me prendre au sérieux, ça me gêne... ^^ En fait l'idéal, ç'aurait été que je fasse une vidéo avec un genre d'interview de moi, et j'aurais fait un montage avec les vidéos intégrées et tout. Mais bon. Ça ferait beaucoup de boulot pour une bête histoire de fin de soirée.

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  3. Oui je confirme, il y a du style et ça pose l'ambiance de suite. C'est presque une chouette intro de bouquin, tiens.

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  4. Les intros et les fins de bouquins, c'est mon dada !

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  5. je préfère les numéros de page, au suspens insoutenable.

    Sinon super billet.

    Surtout les vidéos.

    moins chiant qu'un édito du Golb, à peine agrémenté d'un crobard qu'on se croirait dans Le gaulois en 1907.

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  6. Et les chômeurs, il n'a rien dit des chômeurs? Ce serait bien le genre pourtant.

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  7. Très bonne retranscription de la situation et du problème plus largement, qui est : Quand un mec de plus de trente ans te parle sans aucune raison et qu'il fait nuit, tire toi. S'il veut pas la charité c'est qu'il va probablement te péter la gueule.

    Une chouette soirée ! C'est marrant de la voir en post.

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