Mourir ou mentir

« 'Bon voyage!'... je fais le geste, je salue par la portière, personne ne répond... » 
 (Rigodon, 1969)

Nous somme les 1er juillet 2011, et ça fait exactement cinquante ans que Louis-Ferdinand Destouches, dit Céline, est mort. Il est possible que cet « événement » passe inaperçu, car la République Française a décidé il y a quelques mois de le retirer de la liste des auteurs à commémorer cette année, si tant est que cet acte signifie quoique ce soit. Fort heureusement, je ne suis pas la République, et je ne suis donc pas tenu de me plier aux desiderata stupides et égocentriques de quelque groupe de pression. Cinquante ans que l'homme est mort, bientôt 80 ans que son œuvre littéraire fascine, et toujours empêtré dans des bisbilles anecdotiques dont tout le monde se moque aujourd'hui. Enfin, pas tout le monde manifestement. Mais passons dès maintenant à autre chose, pour ne pas participer nous aussi à cette triste réduction. Il y a tant d'autres choses à dire sur ce petit médecin de banlieue.

Tant de choses à dire, et pourtant paradoxalement, parler de Céline amène souvent à parler de petites histoires sans conséquences. Sa vie, et son œuvre, en sont remplies. Quand Céline meurt le 1er juillet 1961, il vient de finir son dernier roman, Rigodon, mettant un point final à la trilogie consacrée à son exil en Allemagne et au Danemark, commencé en 1957 avec D'un château l'autre. Il y a quelque chose de mythique dans cette double fin, et l'on aurait vite fait de se saisir des dernières lignes de Rigodon pour analyser les tout derniers mots de l'écrivain, et y trouver LA citation qui lui rendrait hommage pour l'anniversaire de sa mort. On imagine la scène d'ici, Céline penché sur son manuscrit, griffonnant l'ultime phrase de son œuvre littéraire, posant son crayon pour apprécier son travail, et poussant un dernier soupir pour laisser venir la mort avec le sentiment du devoir accompli. On ne saurait se tromper davantage. Déjà parce que l'écriture de Céline ne se fait pas d'un jet, contrairement à ce que l'on pourrait penser à la lecture. Et puis parce que Rigodon n'a rien d'un achèvement.


En effet, cela faisait déjà quelques temps que Céline exprimait dans ses lettres qu'il sentait « les Parques [lui] gratter le fil », et le projet initial de son dernier roman a été considérablement réduit. Enfin, il suffit de lire cette fameuse dernière phrase pour se rendre compte que cet événement apparaissant aujourd'hui mythique, a en fait tout d'une anecdote de plus. Céline a passé sa vie à la romancer, et lorsque sa vie prend réellement une tournure à proprement parler dramatique, il la réduit, consciemment ou non, à l'état d'une futilité:

« … qu'ils viennent, qu'ils osent les Chinois, ils iront pas plus loin que Cognac! Il finira tout saoul heureux, dans les caves, le fameux péril jaune! Encore Cognac est bien loin... milliards par milliards ils auront déjà eu leur compte en passant par où vous savez... Reims... Epernay... de ces profondeurs pétillantes que plus rien existe... »

Voici donc la fin de Rigodon. Une énième diatribe contre les Chinois, gratinée d'un propos délirant et provocateur, entre défi et prophétie. Mais après tout, ça ne pouvait se terminer d'une autre façon. Les trois derniers romans de Céline sont les plus difficiles à lire. Ils ne commencent pas, c'est donc normal qu'ils ne finissent pas. On a beaucoup critiqué Céline pour ses longs monologues où il décrit sa vie à Meudon, exclusivement pour parler de faits divers ou pour s'en prendre à son entourage. La sympathie ou l'hostilité, ce sont les deux seules options que Céline nous laisse à la fin de son œuvre. Il le dit lui-même, quand on écrit, il faut « noircir et se noircir », et c'est sans surprise si ses derniers mots sont ceux du personnage cynique et aigri qu'il s'est créé en plusieurs années, le même qui sort des âneries aux journalistes, comme pour renforcer son image d'homme détestable.

Même si le terme de « chroniqueur » que Céline s'est octroyé à la fin de sa vie tient lui aussi plus de la posture que de l'analyse littéraire, c'est bel et bien la principale différence entre Rigodon et Voyage au bout de la nuit – si l'on excepte le style, la « petite musique » qui est devenue omniprésente depuis Mort à crédit, ne serait-ce que visuellement(1). En tant que chroniqueur, il assume s'inspirer essentiellement de sa vie pour ses romans, en la déformant et en l'amplifiant, même si au fond cela a toujours été le cas. Sauf qu'il se permet de jouer de sa situation, il devient plus comédien qu'écrivain, et il brouille volontairement la distinction entre auteur et narrateur. Plus de Bardamu, ce personnage semi-fictif qui jouait le rôle d'exutoire. De fait, ce changement amène à considérer ses œuvres avec un regard différent.


En ce qui me concerne, j'ai toujours eu un faible pour Voyage au bout de la nuit. C'est sûr que ce n'est pas original, mais que voulez-vous, je ne vais pas vous dire que je ne jure que par Guignol's Band juste pour me faire mousser. Voyage au bout de la nuit c'est le roman de la découverte, en hypokhâgne, ça me rappelle mes soirées à l'internat où chaque garçon lisait Céline le soir, et les moments où on faisait des pauses clopes, l'esprit endolori par la verve de l'écrivain. Voyage a une valeur sentimentale donc, mais pas seulement. En fait j'ai beau apprécier toute l’œuvre de Céline, ne serait-ce que parce que je ne me lasse pas de son style(2), j'ai tendance à considérer tous les romans postérieurs au Voyage comme une œuvre en sursis, en suspension. Comme si chaque roman n'était qu'un satellite du chef d’œuvre fondateur, qui est paradoxalement le moins célinien des romans de Céline.

Quand je disais que l'évolution de l'écriture de Céline influait sur la manière dont on considère ses romans, c'est à ce sentiment là que je renvoyais. Des chroniques, une « autofiction » (Dieu que cette formule est laide, j'en ai des nausées rien qu'à l'écrire), voilà qui explique pourquoi on a le sentiment que les derniers romans de Céline ne commencent pas, et ne finissent pas. On prend le métro en cours de route, et on part avant le terminus. Certes, on peut déceler dans le dernier chapitre de Rigodon des formules testamentaires, mais encore une fois ça n'est pas particulièrement présent. Et bien sûr, puisque les phrases mêmes de Céline n'ont ni début ni fin, elles ne sauraient former un ensemble renfermé sur lui-même. Les derniers romans de Céline ne cessent de se faire des références entre eux, et évidemment, il n'y a que le premier roman pour échapper à cela.

Si Voyage au bout de la nuit est le roman le plus marquant de Céline, c'est parce que c'est le seul qui forme une boucle, et qui a été pensé comme tel. Tout est différent dans le Voyage, par rapport au reste de l’œuvre célinienne. Géographiquement, narrativement et syntaxiquement, tout tend à se renfermer, à poser des limites, un début, une fin. Le style de Céline n'y est pas tout à fait affirmé, et on y sent encore l'influence de quelques classiques de la littérature (notamment Flaubert, un des rares écrivains estimés par Céline). De tous ses romans, Voyage au bout de la nuit est le seul qui « fasse » chef d’œuvre, et c'est pour cela qu'il est considéré comme tel, là où les suivants contribuent davantage à l'aura géniale de leur auteur qu'à la leur propre.

C'est donc dans ses pages qu'on trouvera les lignes qui s'accordent le mieux avec la mort romanesque de son auteur(3). Les derniers mots du Voyage au bout de la nuit ont été écrits dès 1932 (et même avant sans doute), et ce sont eux qui, bien plus qu'ailleurs, donnent au lecteur la sensation d'un achèvement:

« De loin, le remorqueur a sifflé; son appel a passé le pont, encore une arche, une autre, l'écluse, un autre pont, loin, plus loin... Il appelait vers lui toutes les péniches du fleuve, toutes, et la ville entière, et le ciel et la campagne et nous, tout qu'il emmenait, la Seine aussi, tout, qu'on n'en parle plus. »




(1): Céline accordait une place toute particulière à l'aspect visuel de ses romans pour sa trilogie, à tel point qu'il a fallu un temps énorme pour restituer parfaitement Rigodon tel qu'il était sur le manuscrit.
(2): Par exemple, l'hilarant Entretien avec le Professeur Y, auto-interview où Céline s'invective lui-même et s'explique sur ce qui fait son style.
(3): C'est d'ailleurs peu étonnant que la plupart des citations connues de Céline sont tirées du Voyage.

Commentaires

  1. Tu me donnes envie de relire le "voyage"... ha si j'avais le temps. Quel dommage que des gens vont passer à côté de Céline à cause de la lourdeur de certains bien-pensants.

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  2. Oui c'est assez incroyable la position de "Voyages au bout de la nuit" dans sa bibliographie, la manière dont il part d'une oeuvre "complète" pour au fil des romans suivant la gratter, la déchirer, en enlever le vernis pour qu'à la fin il ne reste que lui.

    Bonne idée cette rétrospective en tout cas, et qui plus est rondement menée^^ ! (Sinon
    je trouve juste ton intro un peu dommageable : effectivement l'intervention de Klarsfeld ne portait nullement sur la commémoration des oeuvres mais sur la commémoration de l'artiste, présenté non pas comme un grand écrivain mais comme un grand homme ; si le débat a été comme souvent nivelé par les médias, la question de fond n'était pas si viellote que ça).

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  3. @Benjamin: Oui, c'est quelque chose dont on parle assez peu finalement ! Et merci !

    Sinon, je ne prends pas parti pour ou contre la présence de Céline dans cette liste, car aucun des deux camps n'a exposé d'arguments pertinents et réfléchi (autant les principaux protagonistes que les commentateurs). Je critique simplement d'une part le poids des lobbys (car c'est de ça qu'il s'agit), et de l'autre la réduction constante de Céline comme pamphlétaire antisémite. Ce qu'il était, mais ce qui ne saurait le définir.

    La plupart des articles le concernant ne parlent que de ça, j'ai voulu évacuer le sujet pour recentrer le propos sur ce qui est plus intéressant à mes yeux. Je ne me voile pas la face sur le personnage, mais je trouve dommage qu'on en soit encore juger les morts.

    Effectivement, la question de fond sur la différence entre grand homme et grand écrivain ne pourra jamais être considérée comme dépassée, mais n'est-ce pas qu'un prétexte ? Sur tous les articles concernant l'affaire, combien ont cherché à comprendre le cas Céline comme imbrication de l'homme dans l'écrivain, sans réfléchir de façon binaire ? Les auteurs des meilleurs articles et thèses que j'ai lu sur le sujet (un de ceux qui m'a le plus intéressé en littérature par ailleurs) n'auraient jamais pris la peine de s'intéresser à une liste du ministère de la Culture dont personne n'aurait parlé si Céline n'y avait pas été inscrit à son insu.

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  4. Article très intéressant. J'ai un faible pour le discours du prof de géo dans Le Voyage. Je n'ai plus ouvert le livre depuis 7 ans, mais je garde en mémoire la petite pique contre Goethe ("selon les habitudes de son génie" - quelle formule!)
    La commémoration, on s'en fiche tous un peu. Ce coté solennel n'est plus pris au sérieux que par quelques académiciens - et encore!
    Je note juste qu'on vit dans une société contractuelle où la réflexion binaire est de principe: tout repose sur la convention qui veut que l'homme (sphère privée) ne soit pas l'écrivain (le nom de plume). Donc, pour accommoder les choses, on accuse l'un et on absout l'autre. La vie étant plus compliquée que ça, le cas Céline suscite encore un certain trouble dans l'opinion qui sent confusément qu'on ne peut pas faire la part des choses. Alors, forcément, il y a des réactions émotionnelles très vives de la part de certaines communautés - et je le respecte, c'est la vie. Au fond, je crois que la seule manière de vraiment considérer Céline reste de le prendre tout entier, tel quel, avec sa haine et sa verve, sans souci de segmenter. Un écrivain n'a pas besoin d'excuses.

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  5. "Un écrivain n'a pas besoin d'excuses". J'aime beaucoup cette remarque.

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