Bowie en 10 chansons
J'ai essayé tellement de fois d'écrire
cet article. De toutes les playlists que j'ai pensé faire, celle de
Bowie a probablement été mon arlésienne, mon Smile, l'oeuvre d'une
vie. Car il faut au moins une vie pour déterminer ses 10 chansons
préférées de David Bowie, et je suis bien trop jeune pour y
être parvenu. Toutes les fois où j'y ai cru, une nouvelle porte sur
l'univers bowien s'ouvrait devant moi, et je devais faire table rase
pour reprendre mon ouvrage. Conscient de l'absurdité d'une telle
entreprise, j'ai dégusté Bowie avec la lenteur d'un étudiant qui
met la moitié de son budget mensuel dans un foie gras et une
bouteille de Jurançon.
Evidemment, la mort de Bowie est
arrivée bien avant que je ne puisse digérer mon plat, et ces 10
chansons sont aussi subjectives que possible. Au dernier recensement,
une petite moitié de la discographie du « caméléon »
(autant évacuer les surnoms le plus vite possible) manquait à
l'appel. Pas les plus marquants à priori, si tant est qu'on puisse
citer ne serait-ce qu'une poignée d'albums dispensables d'après
l'excellente anthologie de Thomas sur le Golb. Cette playlist est
donc celle du moment, elle a déjà été remaniée une dizaine de
fois depuis l'annonce de la mort de Bowie et sera certainement
caduque dès que j'aurai fini d'écrire cet article.
« Ziggy Stardust », (The
Rise and fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars, 1972)
Probablement la première de toutes,
bien que je n'en sois pas sûr. Mettez-vous, si vous le pouvez, dans
la peau d'un adolescent qui vient de faire en un an la transition du
skate-punk au classic rock, en passant par le best-of des Guns N
Roses. Le moindre solo de guitare me collait des frissons, pour ne
pas dire plus, et j'avais développé un goût certain pour l'emphase
et la surenchère. Passé les classiques du wannabe guitar-hero que
j'étais, j'ai dû éprouver un certain sentiment de stagnation. Je
savais que viendrais le moment où je devrais m'attaquer à ce
monstre, à ce chanteur fascinant et un peu effrayant qui me semblait
trop complexe pour mon petit cœur de rocker. Après avoir lu tout ce
que la presse et l'édition peuvent compter de discothèques idéales,
mon choix était fait : j'allais enfin écouter Ziggy
Stardust. La claque fut violente. Perfection de la musique
évidemment, mais surtout ce dosage inexplicable entre simplicité et
complexité. Ce n'est pas trop de dire que ce disque fut probablement
la pierre angulaire de mon parcours musical. De toutes ces chansons,
je revenais toujours vers la même, le titre éponyme, sorte de
quintessence du rock tel que je le connaissais, de la même façon
que « Starman » peut contenir en elle-même toute la
nébuleuse glam. Pas de solo de guitare, juste une parfaite
alternances entre les arpèges du couplet et les accords abrasifs du
refrain, la chanson parfaite. Et si « Moonage Daydream »
l'a aujourd'hui supplanté dans mon cœur, elle n'aura jamais la même
importance à mes yeux.
« Outside », (1.
Outside, 1995)
On quitte l'ordre chronologique pour
évoquer un autre moment marquant de ma rencontre avec Bowie, que je
croyais encore bien connaître. A l'heure de chercher des albums à
écouter pour un voyage en voiture avec un ami, je tombe sur un album
de Bowie qui ne me disait a priori rien. A y regarder de près, je
savais tout de même que les albums des années 90 n'étaient pas
mauvais, et j'ai senti que l'occasion était parfaite pour le
vérifier. Je pressentais un album expérimental inégal et un peu
fade, et une fois de plus ma joue est ressortie endolorie et rouge de
honte à la fin de l'écoute. Ca ne sert à rien de mentir, le
premier titre de l'album m'a plutôt rassuré dans mes pronostics. Et
si ensuite c'est tout l'album qui m'a fait mentir, c'est bien
« Outside » que je retiens, géniale introduction à ce
disque aussi étrange que perturbant. Durant tout le trajet de
voiture, ni moi ni mon conducteur n'avons échangé un mot, et j'aime
à croire que nous avons été tous les deux aussi fascinés par ce
que nous écoutions. Et c'est bien cette douce montée de la deuxième
piste qui nous a hypnotisé pour nous plonger dans un monde
totalement inconnu. Une des nombreuses portes que contient la maison
Bowie, aussi nécessaires que possible car sans guide on est
rapidement perdu. Balancez « Hallo Spaceboy » à
quelqu'un sans lui faire écouter 1. Outside depuis le début,
et il est possible qu'il ait envie de fuir.
« I'm Afraid of Americans »,
(Earthlings, 1997)
Comme tout le monde je crois, je suis
passé par cette période où je ne voulais écouter que des trucs
noirs et violents. Ziggy Stardust était loin derrière moi,
et je m'enfonçais doucement mais sûrement dans le bâtiment poisseux
et glauque qu'est la musique de Nine Inch Nails. Il devait
certainement faire nuit quand je suis tombé sur le clip de cette
chanson, attiré par la présence de Trent Reznor en arrière plan.
Et, croyez-le ou non, mais je ne me suis pas couché immédiatement
après. Je n'étais pas venu pour Bowie, mais je suis reparti avec
lui. Putain, même pour ça, même pour faire l'indus brutal, il
était là, au-dessus. Avait-il donc tout fait, tout réussi ?
En tout cas après avoir entendu cette chanson j'ai rapidement quitté
ma monomanie Nine Inch Nails pour m'intéresser, une fois de plus, à
ce foutu personnage qui était là quelque soit la musique que je
cherchais. Et Earthlings m'a rapidement fait comprendre que mes
interrogations étaient fondées. Bowie avait tout fait. Il n'avait
pas forcément tout créé, bien qu'il soit probablement ce qui se
rapproche le plus de la figure de Dieu dans la musique avec une
petite poignée d'autres, mais il s'était tout approprié avec
succès. On ne pouvait pas fuir Bowie, on devait faire avec sa
présence. D'ailleurs, j'attends encore sa réincarnation.
« The Width of the Circle »,
(The Man who Sold the World, 1970)
Retour à ma période rock. De tous les
articles que j'ai lu sur divers blogs, il y en a un dont je me
souviens très bien et qui fait partie de mes préférés, c'est un
article de Guic' the Old où il donne son top 5 des « disques que "ce disque, j'adore m'endormir dessus" ». A ce
top 5 incontestable, j'aimerais rajouter ma touche : Live at
Santa Monica '72, endormissement prévu sur « The Width of
the Circle ». Ce live, j'ai dû l'écouter des dizaines de
fois, et comme tout disque live, il est long, le son est assez
homogène, et il y a forcément un titre super long dessus. Ce titre,
c'est celui où Mick Ronson se fait plaisir, et celui où je finis
par m'endormir paisiblement. Je me suis tellement endormi sur ce
disque, que lorsque je tombais sur ce morceau dans le train avec mon
baladeur, je m'endormais aussi au milieu. C'est une chanson
fantastique évidemment, qui regorge de petits passages qui
pourraient être un refrain à eux tout seuls, mais bon sang quand on
entend ça on comprend plus grand chose à ce qu'il se passe et on
entre dans un état second. Alors ça ne correspond pas du tout aux
critères de Guic' mais peu importe, chez moi ça fonctionne.
« Golden Years », (Station
to Station, 1976)
Le saviez-vous ? J'ai une passion
coupable pour le funk, et même pour le disco. Dès que j'entends une
rythmique de guitare funk je m'éveille et je sors de ma torpeur. Ca
fonctionne tellement bien que c'en est gênant. Rien que là, vous ne
me voyez pas, mais j'écoute cette chanson en écrivant et j'ai l'air
beaucoup plus en forme qu'il y a 5 minutes – enfin j'imagine, parce
qu'évidemment je n'écris pas en face d'un miroir, mais bien face à
un écran qui reproduit mon texte, je pense que vous le savez. Et une
fois de plus, comment ai-je pu douter qu'ici aussi, David Bowie
excellait ? Comment ait-je pu me cacher si longtemps de ce
plaisir coupable alors qu'il s'agissait de mettre « Golden
Years » en soirée pour régler tous mes problèmes ? Je
m'approche de l'ordinateur à la faveur d'une discussion animée sur
le meilleur Tarantino, et je glisse, un petit sourire en coin, une
chanson du genre maudit. « Non, tu plaisantes, tu mets pas
encore du funk ? - C'est pas du funk, c'est David Bowie. - Ah,
au temps pour moi. » Me relever pour profiter de l'effet
immédiat du rythme dansant sur les convives. Savourer ma victoire,
un verre à la main, que je renverse partiellement à chaque
déhanchement que je ne peux refréner.
« Sound and Vision » (Low,
1977)
Il y a un peu plus de deux ans, mon
portable m'a lâché, comme trop de ses nombreux prédécesseurs,
infoutus de me laisser en paix quelques années. L'heureux élu était
un portable merdique qui ne pouvait contenir qu'une seule chanson.
Une seule. Et d'ailleurs, une fois cette chanson transférée sur
l'engin, le cable a cessé de fonctionner. C'est dire l'ampleur de ma
tâche ! J'ai dû, tenez vous bien, sélectionner UNE chanson,
une seule, qui devait avoir l'insigne honneur de faire office non
seulement de sonnerie, mais également de réveil ! Je ne vous
cache pas que la compétition fut rude et que je me suis réveillé
trop longtemps avec une pauvre sonnerie Nokia qui me donnait envie de
mourir dès le matin. Mais au bout du compte j'y suis parvenu, elle
était là, parfaite : « Sound and Vision ». Pas
d'introduction en douceur, non, juste trois coups de toms pour lancer
l'affaire. Et là, tout s'enchaîne, la rythmique de guitare et piano
entremêlés, la basse groovy, la descente de claviers et ce soupir
satisfait du défunt Thin White Duke. Vous pourriez contester mon
choix en arguant d'un titre trop entraînant pour un matin difficile,
ou d'une chanson trop bonne pour être gâchée en réveil, mais
laissez moi évacuer tout cela d'un revers de main. Pendant deux ans
que je me suis réveillé au son de Sound and Vision, je n'ai jamais
regretté mon choix. Comment en vouloir à une journée qui commence
ainsi ? La félicité vous envahit dès le réveil et vous
poursuit jusqu'à votre première emmerde au boulot. La vie peut
parfois être bien triste, et ma journée de lundi l'aurait peut-être
été moins si je m'étais réveillé avec cette chanson, deux heures
avant d'apprendre la mort de son auteur. Car oui, c'est une sonnerie
Nokia pourrie qui m'a réveillé ce lundi, la saloperie de portable
m'ayant encore lâché. Mais, croyez-le ou non, même après avoir
entendu ce titre près d'un millier de fois, je l'écoute encore avec
plaisir.
« Modern Love » (Let's
Dance, 1983)
On a souvent dit de Bowie qu'il était
un artiste total, et c'était sans doute vrai. S'il s'est lui-même
approché du cinéma à de nombreuses reprises, c'est bien les
réalisateurs qui se sont inspirés de lui le plus souvent. La
première fois que j'ai entendu « Modern Love », j'ai cru
à une perle oubliée. Vous savez, ces hits qui n'ont pas résisté à
la mort du genre qui les a fait naître, et que certains amateurs de
vintage ressortent en disant qu'au final, c'était pas si mal. Le
genre de morceaux qui font le bonheur d'une bonne bande originale.
Avec sa production tellement 80's, sa batterie et son piano tellement
simples qu'ils pourraient sortir de n'importe quel studio, ses
choeurs d'un kitsch naïf, je ne pouvais pas croire que j'avais
affaire à un artiste d'envergure. Mais il y avait tout de même
quelque chose qui se dégageait de cette chanson, suffisamment pour
qu'on ait envie d'en savoir plus. Je crois qu'ici, vous avez compris
le gimmick. Oui, même pour les tubes 80's cheap, Bowie est le
meilleur. La preuve en est qu'il a inspiré de belles scènes de
cinéma. Denis Lavant dans Mauvais Sang, imité par Greta Gerwig dans
Frances Ha, puis Alison Brie (en bikini) dans Sleeping with Other
People, tous se sont dandinés devant la camera sur ce titre de
Bowie. Un choix judicieux, car l'effet est toujours le même sur le
spectateur : excitation soudaine et plaisir certain. Imparable.
« 'Tis A Pity She Was a Whore »
(Blackstar, 2016)
Dans l'astre sombre qu'est le dernier
album quasi-posthume de Bowie, difficile de distinguer quelque chose
à ressortir, et on a vite tendance à tout juger à l'aune de la
mort de son auteur. Mais si je devais choisir une chanson réellement
crépusculaire, ce serait celle-ci, plus que le prophétique
« Lazarus ». Il y a un tel contraste entre l'énergie du
rythme et la mélodie presque fragile de la voix dans cette chanson
qu'elle devient tout à fait fascinante. Comme une météorite
incandescente, on lui trouve autant de brutalité que d'angoisse,
autant de violence que de mélancolie pour un monde voué à
disparaître. L'omniprésence du saxophone de Donny McCaslin renforce
cette sensation que l'on écoute un chant du cygne, une chanson
magnifique et oppressante dont l'issue ne pourra être que fatale,
comme l'indique les premiers vers de « Lazarus » :
« Look up here, I’m in heaven / I’ve got scars that can’t
be seen / I’ve got drama, can’t be stolen / Everybody knows me
now ». De Blackstar, je préfère donc retenir cette chanson
folle – pour reprendre le terme le plus employé par les clickbaits
qui polluent l'internet de 2016 – qui paraît aussi extraterrestre
qu'a pu l'être Bowie durant une bonne partie de sa carrière.
« Andy Warhol » (Honky
Dory, 1971)
Artiste total, caméléon, dandy pop,
tout ça. Bowie a incarné Andy Warhol au cinéma et lui a consacré
une chanson. Andy Warhol a inspiré une bonne partie des artistes des
années 60 et notamment dans le monde la musique, comme Bob Dylan, à
qui Bowie consacre également une chanson, ou comme Lou Reed, à qui
Bowie produit un album considéré comme son meilleur. De ce
chassé-croisé d'artistes majeurs de la pop, on pourrait
certainement gloser pendant longtemps. Malheureusement j'en suis bien
incapable car le détail de toutes ces relations, inspirations et
productions m'est le plus souvent étranger. Ce dont je suis sûr en
revanche, c'est que parmi les rares chansons acoustiques que je
connais de David Bowie, « Andy Warhol » est certainement
la meilleure. Une chanson simple dans son interprétation mais
magnifique dans son écriture. Si je devais faire écouter une seule
chanson à quelqu'un pour lui faire comprendre l'effervescence de
l'époque, ce serait celle-là. Tout se concentre dans cette chanson
et de cette chanson on peut déduire énormément, alors qu'a
première vue, on dirait simplement une folk-song sans importance.
« Lady Grinning Soul »
(Aladdin Sane, 1973)
La pochette de cette album a beau être
mondialement connue, on a tendance à oublier que le piano de Mike
Garson qu'il contient est à la base de plusieurs des meilleurs
morceaux de Bowie. Parfaite conclusion d'un chef d'oeuvre, « Lady
Grining Soul » est en fait une des meilleures fin d'album de
tous les temps. Rien que ça. Elle fonde à elle seule un genre de
chanson très particulier et tout à fait génial : la balade
mélancolique et angoissante, le genre de chanson qui vous accroche
immédiatement, et dont vous ne savez jamais si elle est lumineuse ou
noire. Un genre mystique que l'on rencontre rarement et qui semble
toujours un peu furtif, comme si ce n'était qu'un esprit qui venait
hanter des titres aussi différents que « Parade » de
Magazine, ou « Who is She ? » de I Monster. Mais à
chaque fois, la même fascination. Comme si l'écoute d'un disque
aussi monumental qu'Aladdin Sane n'était déjà pas assez
perturbante la première fois, David Bowie la termine avec une
chanson qui vous fait tout simplement oublier où vous êtes et ce
que vous faisiez avant d'entendre cette chanson. La légende dit que
ceux qui rencontrent la « Lady Grinning Soul » ne sont
plus jamais les mêmes. Ce sont des conneries. S'il est vrai que sa
rencontre ne laisse pas indemne, l'esprit qui vient vous hanter n'est
ni une femme, ni un homme. C'est Bowie.
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