Le jour où j'ai vu Sonic Youth


Eté 2007, quelque part en Bretagne. Des cheveux longs et gras tombent sur mon sweat à capuche. Je m’habille comme un skateur mais je préfère le vélo. Les résultats du bac son tombés il y a quelques semaines. Mention Assez Bien avec 13,89 de moyenne. Ces bâtards ne m’ont même pas donné un point supplémentaire en Physique-Chimie pour que j’atteigne la mention Bien. Sans doute dois-je déjà m’estimer heureux d’avoir obtenu de telles notes compte tenu de ma médiocre scolarité ces deux dernières années. Pour être franc, je dois aussi cette moyenne flatteuse à mon interprétation de « Ball and Biscuit » en option musique qui a semblé faire son petit effet. La pratique de la guitare occupe toutes mes journées et je quitte l’école de musique en jouant le solo introductif de John Frusciante lors du concert des Red Hot Chili Peppers à Slane Castle en 2003. Les vrais savent, mais dans mon village de 1500 habitants, je passe pour un génie. Il faut dire que je n’ai pas insisté sur l’origine de cette longue improvisation qui pourrait tout à fait être celle d’un adolescent de 17 ans si elle n’était pas interprétée si scolairement.

Aux Etats-Unis, la crise des subprimes commence à inquiéter pendant qu’outre-Manche, le Royaume-Uni sort de l’ère Tony Blair après 10 ans. Ici, on essaie de s’habituer à voir Nicolas Sarkozy en président de la République. C’est sans doute comme ça que j’aurais résumé l’année 2007 si j’étais devenu le journaliste que je voulais être à ce moment là. Mais en vérité, tout ça je m’en fous un peu. J’ai bien un petit avis sur notre président, mais je n’ai pas pu voter à la différence de mes camarades qui me paraissent parfaitement décérébrés. Comme n’importe quel adolescent, je suis surtout préoccupé par l’idée de conclure avec Amandine avant la fin de l’année. J’y étais presque. Je ne lis que les pages sport du Ouest-France en prenant mon petit-déjeuner. A cause d’un certain Nicolas Fauvergue, l’amertume de la non-qualification en Ligue des Champions me donne des hauts le cœur à chaque brève sur la future saison du Stade Rennais. Mes idoles sont partis l’année dernière, et le club recrute les trentenaires Leroy et Pagis pour se relancer, avant de tenter de faire revenu Wiltord, l’enfant du pays. Comme tous les étés, je regarde assidûment le Tour de France malgré les remarques de ma mère sur la longue liste de lecture qu’a envoyé ma future hypokhâgne pour préparer la rentrée. Le danois Rasmussen prend le maillot jaune à la faveur d’une échappée. Le kazakh Vinokourov gagne le contre-la-montre. Les deux écrasent les Pyrénées avant de quitter la course pour des soucis avec la lutte anti-dopage. Alberto Contador finit donc par inscrire donc le premier de ses nombreux Grands Tours à son palmarès, sans évacuer les doutes sur sa probité. Le snobisme de mes futurs camarades s’ajoutant au dégoût croissant que m’inspire le sport, ma passion ne survivra pas à l’été et mettra fin à presque 10 ans de supportérisme ininterrompu. 


Le temps est, il faut le dire, dégueulasse. Nous sommes en vacances près de la pointe du Raz et il pleut des cordes sans arrêt. Pour toute occupation, j’ai une cassette de Dark Side of the Moon et l’édition anglaise du dernier tome d’Harry Potter. Mes écoutes répétées du premier irritent mes voisins de tente tandis que ma lecture constante du second désole ma mère. Sans doute pas assez bilingue pour comprendre toute la finesse du dénouement que J. K. Rowling a préparé pour conclure sa lucrative saga, je referme le livre un peu déçu(1) et pensif sur les sept dernières années passées à être le Potterhead le plus fervent de mon entourage, c’est-à-dire quasiment le seul. Toujours immobilisé par la pluie, je continue mes lectures sans conviction mais avec la ferme envie de tourner la page. Dans ma valise, le livre le plus court de la fameuse liste fortement suggérée, L’étranger d’Albert Camus(2). Musicalement, l’incontournable album des Pink Floyd n’est pas tout à fait une révélation et il faudra attendre les écoutes intégrales de The Wall pendant une période de solitude pour que l’épiphanie advienne quelques années plus tard. Je m’ennuie ferme.

Entre leçons de conduite, courses de rentrée et boulot d’été à plier des serviettes dans une blanchisserie de la baie du Mont Saint-Michel, les vacances me paraissent interminables et la perspective de faire table rase de toute ma vie devient très séduisante. J’ai pris rendez-vous chez le coiffeur à la fin du mois d’août, mais avant, je cherche à trouver quelque chose qui serait le point culminant de cette période dont je ne peux ignorer la fin imminente. Vaste programme. Un concert devrait faire l’affaire. Assez fidèle du festival des Terre-Neuvas à Bobital, la programmation très familiale avec les éphémères Tokio Hotel ne m’a pas convaincu. Je me tourne donc non pas vers les Vieilles Charrues(3) - trop loin - mais en direction de la Route du Rock. Ma culture musicale se résume pour l’instant au rock à guitares mentionné dans le bien-nommé Guitar Part auquel je suis abonné. Parmi les disques qui tournent en boucle sur mon lecteur, Icky Thump des White Stripes (album du mois sur GP cet été là), Favourite Worst Nightmare d’Arctic Monkeys ou les trois premiers albums des Strokes. Après, on retourne rapidement vers les 60’s et 70’s pour toute la clique du classic rock célébré jusqu’à la nausée par l’adolescent rétrograde que j’étais. Alors quand je vois la programmation mettant en avant The Smashing Pumpkins, Justice, LCD Soundsystem, The National ou The Go ! Team, je fais la moue. J’ai bien compris que les premiers étaient un groupe important, mais aucun des autres concerts du jeudi soir ne m’évoque quoique ce soit. Un nom attire cependant mon attention le vendredi : Albert Hammond Jr, guitariste des Strokes, qui vient de sortir un album solo. Avant lui, Electrelane, parfaitement inconnues à mes yeux, et ensuite, un nom qu’il me semble avoir déjà croisé plusieurs fois, Sonic Youth. Personne n’est aujourd’hui étonné de savoir que mon magazine de référence n’en a jamais publié la moindre tablature. Entre accordages étranges, jeu de scène sans excentricités et expérimentations sonores un poil extrêmes, les New-Yorkais ne sont pas la tête de gondole préférée du monde de la six-cordes. Mais ça reste un groupe de rock à guitares, influent sur la scène grunge et dont quelques albums squattent régulièrement les classements chers à la presse musicale spécialisée. Au Fort Saint-Père, ils doivent jouer en intégralité leur album Daydream Nation pour promouvoir la parution d’une édition deluxe(4). Je suis donc face à une opportunité unique : voir un groupe a priori culte jouer un album a priori culte dans un festival a priori culte. Si les planètes s’alignent, j’intègre une certaine élite des amateurs de musique, position qui ne pourra pas me faire de mal à la rentrée prochaine. 


Le plan est simple. On me dépose sur place à 20h et on revient me chercher à 1h du matin. Dans ma poche, le ticket d’entrée, un billet de 5€ et un téléphone portable. Rien d’autre. Pas de sac à dos, pas besoin. J’entre dans le Fort Saint Père comme on entre dans un monastère, avec solennité et appréhension. Ceci est ma dernière chance de quitter le lycée sur un nouvel élan. J’assiste au premier concert d’Electrelane sans attention particulière(5). Un peu obtus et sans grande maturité, c’est bien le concert d’Albert Hammond Jr qui accapare mon esprit. J’aimerais pouvoir vous convaincre que c’était un concert formidable. En tout cas, même si j’en ai assez peu de souvenirs, je sais que je l’ai bien aimé. Mais je crois pouvoir être honnête maintenant : comment être réellement emballé par le concert d’un musicien qu’on regarde en pensant au groupe dans lequel on aurait pu le voir jouer ? Bien que très plaisant, ce concert m’apparaît, sans que je ne le conçoive réellement, comme un moment assez mineur. Ce qui n’est pas du tout le cas du suivant. Je ne peux pas le dire avec certitude, mais il me semble que j’avais écouté Daydream Nation avant le concert. J’étais relativement actif sur le forum du fameux magazine sus-cité, et certains de mes coreligionnaires, plus éclairés que moi, avaient posté des extraits comme «Teenage Riot» ou «Total Trash». Je ne connaissais pas l’album par cœur, sans aucun doute, mais j’attendais avec excitation de voir jouées les chansons les plus mémorables.

Le concert commence et je suis déjà sous le charme. Malgré leur moyenne d’âge, les quatre musiciens sont probablement les personnes les plus cools qu’il m’ait été donné de voir à ce moment là, et encore aujourd’hui. Leur nonchalance est irrésistible, et ils ne semblent pas se préoccuper outre mesure de séduire un public exigeant et beaucoup plus au fait que moi de ce qu’il s’apprête à voir. Parce que oui, en lieu et place de musique, le concert commence par un bruit dans lequel on ne distingue pas grand-chose. Habitué aux riffs faciles, les instants qui précèdent les premières notes de «Teenage Riot» me paraissent interminables. Mais ce n’est rien à côté de la baffe que je prends lorsque le groupe conclut son titre par un déluge sonore dont on ne sait pas bien si on doit l’interpréter comme un break, une transition ou une réelle fin. Lee Ranaldo tourne le dos au public pour coller sa guitare à l’ampli pendant que Thurston Moore triture le manche de la sienne sans qu’on ne comprenne vraiment ce qu’il cherche à faire. Entre eux, Kim Gordon irradie la scène bien que sa contribution au chaos ambient soit difficile à percevoir. Le ton est donné, et tout le concert sera du même acabit. Alors que Daydream Nation est un des albums les plus mélodiques du groupe, ce dernier prend un malin plaisir à noyer ses passages les plus accrocheurs dans des détours plus ou moins improvisés qui rendent totalement vain l’idée même de reconnaître la tracklist à l’oreille. Incapable de comprendre ce que je suis en train de regarder, je suis comme étouffé par cette virtuosité de la violence et par l’assurance incroyable avec laquelle le groupe maltraite autant ses instruments que ses propres chansons. Comme plongé brutalement dans l’eau, je cherche d’abord à regagner la surface pour avoir un peu d’air. Mais lorsque la fin de «The Sprawl» arrive après un tourbillon d’ondes qui m’a fait oublier où j’étais, je me rends à l’évidence : je n’ai pas besoin d’air, je sais respirer sous l’eau. Sur scène, les chansons peuvent être zappées, accélérées, tronquées ou violemment secouées, je m’en fiche. Les larsens me bercent comme un doux courant marin dans lequel je me laisse emporter. Comme sur l’album, l’enchaînement «Total Trash», «Hey Joni» et «Candle» est d’une beauté indescriptible. Lee Ranaldo m’apparaît comme un sorcier et change à tout jamais ma vision de l’instrument. Mais étrangement, c’est l’attitude et le chant de Kim Gordon et Thurston Moore qui me marque le plus. Ces voix traînantes et sans justesse forcée, capables du détachement le plus goguenard comme d’une énergie insoupçonnée m’ouvrent la porte d’un monde inconnu. 


Totalement bouleversé, j’essaie de discerner les chansons qui m’ont le plus marqué pour les graver dans ma mémoire. Encore aujourd’hui, je me souviens regarder la tracklist après le concert, fouiller dans mes souvenirs et mettre le doigt sur LE moment qui m’a fait basculer pour de bon : «Eric’s Trip». Mais, à réécouter l’album, je ne retrouve pas vraiment ce sentiment. En tout cas pas ici précisément, pas de la même façon. En revanche, j’y éprouve à nouveau le blast, la plongée vertigineuse dans un univers parallèle qui devient comme une drogue(6). Je ne peux pas raconter la fin du concert, je n’en ai pas vraiment de souvenirs précis. Comme sur l’album, les dernières chansons m’apparaissent toujours entourées de brume. La presse locale mentionnera que le groupe a fait un rappel pour jouer des chansons plus récentes, issue de Rather Ripped, ce que j’ai été bien incapable de repérer de toute façon. Autour de moi, la foule semble conquise et me conforte dans l’idée que nous venons d’assister à un concert mémorable. Le lendemain, Le Monde parlera d’une «performance [qui] a éclipsé toutes celles qui l’ont précédé» et Ouest-France d’un concert «réussi». J’apprendrai plus tard à prendre avec des pincettes les opinions de la presse généraliste sur les concerts, souvent prises en étau entre les goûts personnels de l’auteur et une ligne éditoriale grand public. En tout cas, c’est un autre moi qui quitte le fort dans la nuit, convaincu que de nombreux rivages restent à explorer et pris d’une faim insatiable d’en cartographier les moindres recoins. 
 
Septembre 2007, quelque part en Bretagne, ailleurs. Mes cheveux sont encore épais mais ne tombent plus nulle part. J’ai abandonné les vêtements larges et mon vélo ne sortira plus du garage de mes parents. A l’internat, tout le monde a l’air d’avoir vécu plus que moi. Plus longtemps, plus intensément, plus librement. Personne n’est impressionné par mon bluff habituel, en revanche je suis tétanisé par celui des autres. La mode est à la tecktonik. Pas pour eux évidemment, mais c’est le centre de gravité autour duquel se positionnent les opinions. Il me faut donc abattre ma carte maîtresse. Ouais, j’aime bien la musique. Oh, un peu de tout… du rock, surtout. D’ailleurs, j’étais à la Route du Rock il y a 3 semaines, c’était incroyable. Ah non, pas pour les Smashing Pumpkins, ahah, leur dernier album est pas terrible. Rien à voir avec Mellon Collie. Ah, Justice ? Non, pas vu non plus. LE truc à voir c’était clairement Sonic Youth de toute façon. Tu sais, le groupe de rock, un peu expérimental. Ils jouaient leur meilleur album en entier ! C’est culte, aux Etats-Unis. Ah tu y étais aussi ? Non, c’était pas si long j’ai trouvé. Franchement c’est le meilleur concert que j’ai vu. Ouais, je suis pas resté, je suis parti juste après. Non, je connais pas. «Franchement t’as tout raté, il fallait rester jusqu’à LCD Soundsystem, c’était le meilleur concert de l’année». J’ai 17 ans et je suis vexé comme un pou(7). Sonic Youth est devenu pour moi une sorte d’idéal de coolitude et de rébellion musicale, le nouveau point de départ à partir duquel je construis toute ma personnalité post-bac. Mais cette passion de quadragénaire ne suscite que des sourires timides dans le panier de crabes que sont les groupes de garçons tout juste majeurs. Des sourires que je connais bien, et que j’apprendrais à ignorer ou à faire disparaître seulement des années plus tard. Depuis, j’ai vu bien d’autres concerts mémorables, et me suis rendu treize autres fois au fort Saint-Père. Rien ne vaudra jamais la première rencontre, celle avec une bande d’éternels adolescents qui semblent détenir un secret que je veux connaître à tout prix. 
 
Cette photo est à l'origine de mon style pendant quelques années et de mon goût pour les rues sales de New-York, que j'ai cherché longtemps avant de constater leur disparition.



 

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(1) La lecture de la traduction française a nuancé mon avis mais pas atténué mon opinion : le livre est plutôt bon sur ses deux premiers tiers, dans la continuité des deux précédents, mais la fin est tout de même très décevante.
(2) Dois-je le préciser, ce livre est devenu un de mes préférés, comme bien d'autres que je lirais dans les trois années suivantes.
(3) Festival familial avec une programmation éclectique, certes, mais qui accueillait quand même le Arcade Fire de Neon Bible !
(4) L'interprétation live d'album était une idée assez nouvelle et relativement rare à ce moment là. Sonic Youth s'y plie avec circonspection - d'autant que ce n'est pas le préféré de Lee Ranaldo, par exemple - mais une pointe de curiosité pour l'exercice. Avec un sens du timing tout particulier, ces concerts et la réédition qu'ils promeuvent sont lancés... 19 ans après la parution de l'album original. Une autre époque.
(5) Je reverrais le groupe en 2011 pour ce qui restera comme un excellent souvenir de concert cette fois ci.
(6) Oui, c'est une référence à la bande dessinée du même nom de Manu Larcenet.
(7) J'ai d'ailleurs refusé d'écouter LCD Soundsystem pendant 3 ans. J'ai plus subi Justice que réellement participé à l'emballement autour de leur premier album, et concernant les Smashing Pumpkins, je n'avais pas vraiment écouté Mellon Collie, je savais juste que c'était considéré comme leur meilleur album. Alors que c'est clairement Siamese Dreams, même si tout ça m'importe peu aujourd'hui, n'étant pas fanatique du groupe.

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