Mystères de Lisbonne, de Raúl Ruiz

J'ai la chance de vivre dans une ville avec un cinéma d'art et essai qui m'a l'air intéressant (en l'occurrence, l'Arvor à Rennes). C'est bien parce que je peux y voir des films "rares" comme celui-ci, et parce que je m'amuse toujours. Dans ma salle, j'avais du Libération, Le Monde, Le Canard enchainé et le dernier Houellebecq. Moyenne d'âge 40 ans, et les rares jeunes étaient certainement des étudiants en art. Bon, je suis un peu déçu, parce que j'ai fréquenté pendant deux ans Les Studios à Tours, la grosse institution d'art et essai de la région, et c'était le level au dessus niveau boboisme. Là c'était soft, mais ça m'a fait plaisir de voir que partout en France, on trouve toujours les même gens. J'suis un peu méchant, je suis sûrement déjà un peu bobo, et j'ai juste pas envie de m'avouer que je serais pareil qu'eux dans vingt ans. Mais c'est amusant. Bref, le film que j'allais voir s'intitulait donc Mystères de Lisbonne, et durait 4h30. Je dis rien de plus parce que je sais que de toute façon vous resterez scotchés à la durée. Oui, je suis rentré au ciné à 14h, sorti à 18h45, on fait pas ça tous les jours. J'ai bien eu envie de vous parler de ce film, mais comme toutes les critiques que j'ai lues étaient très bonnes, je vais me contenter de faire une petite revue de presse commentée.

Première remarque par Benjamin de Playlist Society: "Plus qu’un film en costume structurant via des zones de frictions entre une dizaine de personnage les drames humains qui n’ont cessé d’être ceux des nobles (amours, trahisons, meurtre, secrets de famille) et ce à toutes les époques (un vagabond ironisant même en soulignant combien le film ne s’intéresse jamais aux problèmes de ceux qui souffrent vraiment), « Les Mystères de Lisbonne » est effectivement avant tout un film sur la mise en scène théâtrale." J'abonde dans ce sens, et vous pouvez aller lire le développement qui est fait. J'ai particulièrement apprécié cette scène de duel en plan séquence (comme une grosse partie du film), où il n'y a donc aucune rupture temporelle visible à l'écran, mais seulement par le narrateur qui explique qu'il a dû convaincre son adversaire réticent à poursuivre le duel avec des armes à feu. Comme si on était au théatre et que les acteurs ne pouvaient quitter les planches au milieu de la scène. De plus, la référence à Inception peut paraitre saugrenue, mais elle est vraiment pertinente, autant pour le mindfuck final que pour l'emboitement des histoires, même si cette narration s'inscrit davantage dans une esthétique classiciste romanesque. J'ai notamment pensé aux récits enchâssés dans La princesse de Clèves.

Ensuite Nicolas Gilli chez Filmosphère: "Oeuvre de cinéma qui dépasse le cadre de l'écran, Mystères de Lisbonne fait partie de cette race de films qu'on ne voit qu'en de très rares occasions." Évidemment, rares sont les occasions de voir un tel film. Mais j'insisterais surtout sur le formule qui sous entend que Mystères de Lisbonne est bien plus que du cinéma. Déjà par sa durée il s'offre des possibilités jamais atteintes. Si sa narration est bel et bien romanesque, l'histoire m'a plutôt fait penser aux plus grands romans du XIXe siècle, comme le confirme cette remarque de Telerama: "Mystères de Lisbonne est l'adaptation d'un classique de la littérature portugaise du XIXe siècle. Son auteur, Camilo Castelo Branco, est surnommé le « Balzac lisboète ». Mais on pense davantage à Alexandre Dumas et, plus précisément, au prologue des Mohicans de Paris, quand l'écrivain présentait sur huit cents pages ses personnages et leur passé, soit un jeu d'histoires en tiroirs qui auraient pu, à leur tour, fournir la matière d'une bonne vingtaine de romans." J'ajouterais même que j'y ai vu des accointances avec des peintres classiques, ce qui n'est sans doute pas un hasard. Plusieurs scènes en surcadrage, où l'on voit un personnage lire une lettre au contenu énigmatique m'ont fait penser aux tableaux de Vermeer. 

Parlant de techniques cinématographiques, outre le surcadrage et la présence de personnages muets mais présents qui est analysée par Benjamin, les travellings m'ont également paru très intéressants. Omniprésents, ils suivent le personnage qui croise des scènes qui semblent se figer après son départ (João qui voit une scène de pendaison). Cette caméra est à l'image du film, elle suit un personnage et bifurque sur le suivant avec une fluidité et une cohérence remarquable, comme si l'on suivait l'histoire au travers d'une tapisserie comme celle de Bayeux.

Revenons à ce film qui dépasse le cinéma. Comment pourrait-il en être autrement alors qu'il a été conçu comme un feuilleton, ce qui explique à la fois sa longueur et sa surprenante facilité à l'avaler ? Rob Gordon mentionne ce sujet: "C’est là qu’est toute la perversité de ce cinéaste roublard, qui délaisse cependant l’ironie de ses derniers longs : créer une véritable dépendance chez le spectateur [...] Mystères de Lisbonne brille d’abord par son fonctionnement en étoile : d’un personnage central naîtront deux, trois, dix histoires fort différentes mais toujours reliées par leur point de départ. Le film sonne le triomphe d’une oralité que l’on croyait perdue : adapté d’une saga littéraire portugaise, il montre que le cinéma peut non seulement raconter des histoires, mais qu’il peut aussi rendre hommage à ceux qui aiment les raconter. [...] Et, quand à l’intérieur même de leurs témoignages, les protagonistes souhaitent en faire autant, l’ensemble se corse et prend une dimension épique insensée. [...] Le format télévisuel a encore donné naissance à un petit miracle : sous le poids de la contrainte – format, budget, hameçonnage du spectateur –, Raoul Ruiz est parvenu à faire d’un film titanesque une véritable leçon de suspense comme seules les séries TV peuvent encore nous en offrir." 

Bref, il y a encore mille choses à dire sur ce film qui englobe un nombre incalculable de choses, et je vous épargne une citation supplémentaire (vous pouvez allez voir les Inrocks, j'aime pas trop mais y'a des remarques intéressantes). Je conclurais en disant simplement que Mystères de Lisbonne est certes un très bon film, même s'il n'échappe pas à quelques lourdeurs de dialogues des films d'époque, mais c'est surtout une grande œuvre d'art, par la manière dont Raul Ruiz l'a pensé et réalisé.




Commentaires

Enregistrer un commentaire