Devenir immortel et mourir

 
Comme c'est les vacances, et que personne va checker les blogs parce qu'on est tous bien mieux occupés à se gaver de foie gras et d'autres bûches de Noël, ou qu'on joue avec nos cadeaux tout neufs, je me permets de donner dans le racontage de life. J'tiens un blog après tout, j'ai pas à me justifier si j'ai envie de vous dire que pour moi les vacances c'est surtout révisions de partiels parce que je suis encore une saleté d'étudiant qui fout rien et que j'commence le lundi 3 dès 8h30 et ça m'fait bien suer. C'est un peu la lose je sais. Ouais, c'est sans doute indécent de se plaindre d'avoir deux semaines de vacances alors que peut-être toi tu bosses. P'tetre même le jour du réveillon si t'as vraiment pas de chance. Que voulez-vous, j'suis 'core jeune. Ah, c'est-y bon dieu pas possib' d'être con comme ça à c't'âge là. Tout fout l'camp. Oui, je vois les vieux pendant les fêtes, alors mon langage en patit.
 
Bon j'vais quand même pas faire que dire n'importe quoi, j'ai un standing à tenir, peut-être même un lectorat qui me suit, sait-on jamais. Donc je profite de cette trêve à durée indéterminée pour vous parler de quelqu'un que j'aime beaucoup, mais vous ne le savez sans doute pas encore. Aujourd'hui, je vais parler de Jamie T.



Pour faire court, Jamie T c'est un voyou d'anglais qui a la gueule de l'emploi, et qui fait de la musique tout seul. Et sa musique, c'est plus ou moins ce que j'aurais aimé faire si j'avais su faire vraiment de la musique et s'il l'avait pas fait avant moi. Il vit dans sa banlieue londonienne, et il se faisait chier alors il a acheté une basse acoustique. Et comme il adorait ça, il s'est enregistré, avec des synthés cheap et puis tout plein de trucs avec. Et ça donne une pop qui sonne à la fois garage, indie, hip-hop et folk. Il touche à tout, du moment que ça sonne, et il n'a qu'un seul fil rouge: raconter avec son accent génialement insupportable sa petite vie de jeune banlieusard qui se fait chier, avec une sincérité frappante. Comme beaucoup l'ont dit avant moi, il doit une bonne partie de succès aux Arctic Monkeys qui déferlaient sur l'Europe juste avant lui.

 Alors imaginez, si j'avais voulu faire pareil. Si j'avais voulu faire la même musique que lui, en racontant ma vie. C'aurait été beaucoup moins fun. Lui dans sa banlieue de Londres, moi dans ma Bretagne dite romantique. J'me vois bien raconter la vie morose dans les bourgades rurales bretonnes, où on a pas d'accent, on fait que parler français avec des mots patois tout pourris. Ce serait nul. Souvenez-vous de Kamini, c'était marrant quoi. Et puis bon, raconter sa triste vie bretonne y'a un mec qui l'a fait en une douzaine de volumes y'a de ça un siècle et demi. François-René de Chateaubriand. C'est grâce lui que ma Bretagne est romantique, et que mon lycée portait le même nom qu'un des plus grands lycées de province à Rennes. Alors franchement, j'ai bien fait de laisser Jamie T réaliser son oeuvre avec ses propres petites histoires, vous croyez pas ?

Il a commencé avec Panic Prevention il y a 3 ans. Il venait d'acquérir sa « cracked out piece of shit called the bass guitar » il était content. Alors il en jouait comme on en joue pour passer le temps, en grattant dessus fort, et en chantant ce qui lui passait par la tête dessus. On sent bien le mec tout seul dans sa piaule, un peu comme sur la pochette. Quand il fait de la musique Jamie T, on a l'impression que tout le monde est là, affalé sur un vieux canapé décrépit un dimanche matin, gueule de bois mais continuant à boire ce qui passe. On veut bouger, alors on fait de la musique. On a la rage quand on joue, quand on chante, mais ça sonne profondément mélancolique. Des fois on veut tout péter, comme dans "Pacemaker", des fois on se dit que tant pis, et on sort des boucles de claviers qui restent dans la tête pendant des heures, comme "So Lonely Was the Ballad". On se fait chier, mais on est bien là, paisibles, à la fraîche, décontractés du gland. Et on bandera quand on aura envie de bander.


Et dans le genre bandant, Jamie T sort des monuments de chansons garage désabusées. « Operation » c'est pas pour les mormons, surtout avec des punchlines comme ça: Two lost boys in the lost town / two lost girls in the lost and found / I'll find you out when you hit the ground / Don't stop moving baby, dance around. Je vous le dis, Jamie T c'est le mec qui peut vous faire pleurer tellement sa petite vie peut paraître pathétique, et c'est le même qui va vous mettre la pêche et vous donner envie de vous foutre de tout, de vivre que de musique et de bière fraîche. Rarement un album ne m'aura paru si évocateur, si générationnel, si profondément ancré dans un milieu. Dans la vie de Jamie T y'a ni mecs, ni nanas, que des branleurs. C'est de la musique comme du cinéma.

Et puis l'an dernier Jamie T récidive. Le succès a l'air d'avoir plus ou moins arrangé sa vie de merde. Il se pose un peu, prend le temps de travailler sa musique. Dans Kings & Queens, on perd en spontanéité ce qu'on gagne en profondeur, comme souvent dans les seconds albums. Mais Jamie T avait placé la barre si haut, que le niveau de fraîcheur de sa musique reste au sommet. Et c'est ce qui fait qu'il est pour moi au dessus de tout le monde. Il est au dessus de tout le monde quand il fait de l'indie rock à peu près classique ou de la pop, parce qu'on sent que quand il le fait il pose ses tripes sur la table, comme dans « Hocus Pocus », « British Intelligence » ou le magique « Stick 'n' Stones ». Quand on sait placer des refrains comme ça entourés de couplets avec une telle pêche, on tient tout le monde en respect. Le mec il arrive à sonner garage avec une production de malade. Juste en chantant.


Il est au dessus de tout le monde quand il fait du hip-hop, y'a qu'à voir « Castro Dies » où il se permet de poser un synthé electro jouissif, et de terrasser Eminem sur son propre terrain dans les couplets. Il fait mieux que Kanye West en samplant du Joan Baez sur « Earth, Wind & Fire », sans pour autant paraître ridicule ou ampoulé. Il fait ce qu'il veut, et il y croit, alors ça marche. Et quand il fait du folk, puisqu'apparemment il aime ça, bah il est insolent de facilité aussi. « Emily's Heart » et « Jilly Armeen », ou comment s'amuser à faire de la guitare-voix sur deux chansons et le faire mieux que ceux qui en font un album. Tout ça c'est le miracle de la jeunesse et de la spontanéité mes amis. J'ai toujours su que c'était une qualité essentielle pour faire de bonnes choses, et j'en ai a présent la preuve, en deux albums. Jamie T vit avec la musique, et vit sa propre musique, on le sent avec tous les samples qu'il intègre, tous les genres qu'il revisite, toujours avec respect.

Remarquez l'ironie de mon article, où je m'étale longuement à analyser l'œuvre d'un branleur des banlieues de Londres dont la musique n'est absolument pas destinée aux intellectuels. Vous tous qui aimez décortiquer les disques comme moi, débranchez un peu, car Jamie T s'adresse à votre âme d'adolescent, celui qui agit avant de réfléchir, et tant pis si c'est pas parfait. Rien de mieux pour décompresser dans cette période d'entre-deux fêtes. Tout fout l'camp de toute façon. Avant on gribouillait douze volumes pour mettre à nu la vague des passions, puis on a fait des films générationnels de deux heures avec leurs lot de répliques cultes. Et maintenant rien qu'un délinquant tout seul dans sa chambre arrive à incarner sa génération, en deux albums de trois quart d'heure chacun. D'ailleurs je suis décidé: après mes partiels, je vais sampler Nick Drake, rapper la description du château de Combourg des Mémoires d'outre-tombe sur un bon riff de basse, et ça s'appellera « Kool and the Gang ». Faut plus avoir peur maintenant.

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