Génie musical en différé

Cet article a été rédigé en août 2010. 

Elevation by Television on Grooveshark

Ils ont tout pour être punks. Ils ont sorti leur album en 1977. Ils jouaient au CBGB's à New-York tous les soirs à l'époque. Richard Hell est celui qui a inspiré Malcolm McLaren pour créer le mouvement punk de toute pièces en Grande-Bretagne. Ils ont tout, et pourtant ils sont loin d'être punks.

Quand on entend parler de Television pour la première fois, c'est souvent par des éloges glissés dans les articles de critiques rock de tout bords. Television, c'est le groupe marginal dans le mouvement qui excite le plus les spécialistes de la musique actuelle: le punk. Quoi de plus cool pour un critique rock que d'affirmer que le punk, ce mouvement déjà rebelle par essence, n'est qu'une copie de ce qui se fait depuis déjà quelques temps outre-Atlantique. Et Philippe Manoeuvre de dire que Fun House des Stooges est son album préféré. CQFD. Mais derrière cette image de marque, qui relie intimement Television à toute la clique des groupes qui étaient là avant tout le monde sans que personne le sache, il y a une vérité, qui frappe dès que l'on écoute l'album, celui qui les a fait exister: Marquee Moon. Cette vérité est simple: tout ce qui a pu être entendu sur Television n'est rien d'autres que des affirmations lancées à l'emporte pièce pour asseoir sa posture de rockologue.


Parce qu'il n'y a pas grand chose de punk dans Television. A la limite, la voix de Tom Verlaine, très nonchalante, et l'aspect assez énergique des morceaux plaide en faveur de cette opinion. Mais c'est tout de même pas grand chose, quand on sait que Iggy Pop se fout à poil sur scène depuis 1969. D'ailleurs, l'élément le plus punk du groupe, Richard Hell, s'en ira très vite, avant le premier album, pour aller créer l'hymne du mouvement, « Blank Generation ». Si ce n'est pas un signe de l'écart réel entre les punks et Television...


Plus concrètement, la musique parle d'elle même. Faisons les choses simplement. Le punk se définit comme une rupture avec le rock tel qu'il était conçu à l'époque. C'est-à-dire un rock très-voire trop- travaillé, avec de longs solos et de grands arrangements. C'est l'anti rock progressif en somme. Les punks abhorrent « Freebird » de Lynyrd Skynyrd ou « Stairway to Heaven » de Led Zeppelin. Ils veulent un retour à l'énergie brute du rock originel. On voit donc débarquer des clodos avec des instruments pas accordés qui braillent dans un micro. Television est très loin de ça. Les chansons de Marquee Moon tatent régulièrement les 5 minutes, avec une pointe à 10 minutes pour le titre éponyme. Le son est assez clair et propre, les chansons sont bien travaillées bien qu'assez simples(1). Les premiers titres fonctionnent sur quelques figures rythmiques savamment arrangées pour faire de chaque chanson une petite perle de rock allant et immédiatement agréable à écouter. Mais ce qui surprend le plus, c'est l'omniprésence des guitares, et au delà de ça, des solos. Le titre "Marquee Moon" est presque instrumental et est quasi intégralement dédié à la six cordes.

 La qualité technique des musiciens impressionne d'ailleurs tant on ne s'y attend pas au vu de la réputation du groupe. Le jeu de Tom Verlaine et de Richard Loyd est absolument unique, fait d'improvisations faussement brouillons et de notes dissonantes tout en restant mélodieuses. Il faut dire les choses telles qu'elles sont, il y a une réelle continuité avec le rock progressif contre lequel se construit le punk. La guitare se nourrit des péripéties des grands guitar-hero de l'époque, mais forme toutefois une rupture avec le jeu d'un Jimmy Page ou d'un Eric Clapton, devenu académique. On ne s'en rend pas forcément compte immédiatement, mais le secret réside en fait dans cette manière de sonner compliqué en restant dans la simplicité.

Pour faire bref, à l'écoute de Marquee Moon, on est bel et bien convaincu que Television est décalé par rapport à l'univers dans lequel il évolue. Il assume l'héritage du rock des 70's, en lui donnant un petit coup de fouet, en le dégonflant et en le débarrassant de ses fioritures. On en garde donc un rock sérieux, qui a une réelle prétention musicale, mais joué d'une façon infiniment neuve à l'époque, et bien plus intelligemment que leurs congénères. Tout se passe comme si, dès 1977, Television avait compris que le punk ne servait qu'à restructurer le rock devenu décadent, et avait sauté l'étape des chansons braillardes pour en arriver directement à la maturité. Il anticipe donc à la fois le punk et le post-punk, et d'ailleurs les sonorités froides et parfois expérimentales de leurs chansons font penser à ce qui se fera quelques années plus tard. Television est donc pour moi un groupe à part, mais je ne lui accorde pas ce statut de « protopunk » ou de « groupe séminal », ce serait leur faire bien peu d'honneur. Non, ce n'est ni plus ni moins que le premier groupe de rock alternatif tel qu'on l'entendra dans le décennies qui suivront(2). Et à ce titre, Marquee Moon se doit d'être écouté au moins une fois dans une vie.

Mais non... J'vous jure... Y'a pas que des clodos chez les punks...




(1): C'est sur ce point là que se fonde la différence avec les Stooges, qui exclut Television d'un statut "parrain du punk".
(2): De qui s'est principalement influencé le revival rock des années 2000, hein ?

Commentaires