Música de verão
Une petite playlist à écouter cet été, pour tous ceux qui se demandaient ce que j'écoutais en ce moment, et surtout pour le fidèle anonyme qui m'a cru mort il y a quelques jours.
Les habitués de la clique de
Philadelphie savent qu'un album de War on Drugs, comme ceux de leur
ex-compagnon Kurt Vile, a rarement pour ambition de défricher des
territoires musicaux inexplorés. Pas vraiment qu'ils soient
passéistes, mais leur dylanomanie et autres obsessions pour les
légendes du rock d'avant leur naissance ont toujours accouché d'un
rock intemporel, comme un pont suspendu entre deux époques qu'on ne
saurait vraiment distinguer. Adam Granduciel n'aurait donc pas pu
trouver un meilleur nom pour son nouvel album que Lost in the Dream.
L'incroyable nébuleuse d'influences qui ressort de ses nouvelles
compositions peut surprendre et peut-être faire sourire par ses
parti pris pour le moins inattendus, mais c'est avec la même volonté
d'évoquer le fantasme d'un autre temps plutôt que de s'y installer
que le groupe garde son équilibre. Titre introducteur et second
single de l'album, « Under the Pressure » se dessine avec
les mêmes contours nets et colorés que Lost in the Dream durant ses
premières minutes. Mais il sait les estomper progressivement pour
ressembler à un tableau en aquarelle d'une scène qu'on est persuadé
de connaître, sans qu'on sache pour autant si on l'a vécu ou si
elle nous a été racontée.
S'il tout le monde s'accorde à dire
que Mac DeMarco est un des plus beaux « slacker » de la
scène musicale nord-américaine, il n'est pourtant pas le fainéant
qu'il aime dépeindre dans ses clips et ses interviews. Avec son troisième
album en trois ans sous son nom actuel, il a du mal à cacher qu'il
passe le plus clair de son temps à gribouiller quelques paroles pour
habiller les innombrables mélodies qu'il sort de sa guitare et de
son clavier. Sur « Passing Out Pieces », le son clair et
gavé de reverb qu'il avait l'habitude de triturer jusqu'à plus soif
est remplacé pour un moment par un clavier plus grave qui donne une
profondeur inattendue à sa chanson. Évidemment, le petit malin fait
semblant de sortir de sa carapace puérile pour mieux y retourner.
Avec cet espèce de faux-départ de sa zone de confort, il parvient à
montrer une autre facette de sa personnalité sans jamais renoncer à
ses principes de j'en-foutisme absolu. On aurait envie de trouver ça
brillant si on avait pas autant la certitude de prendre tout ça trop
au sérieux. C'est avec négligence que Mac DeMarco s'apprécie le
mieux.
Comme beaucoup de monde, je n'avais pas
la moindre idée de qui était Freddie Gibbs avant la sortie de ce
Piñata. En revanche, Madlib a déjà eu mes faveurs pour certaines
de ses collaborations, avec MF DOOM notamment sur Madvillainy. Je ne
savais pas trop ce que je pouvais attendre d'une telle rencontre, et
paradoxalement j'ai été assez peu surpris. Sur chacun des titres de
l'album, la patte de Madlib est immédiatement reconnaissable avec
ses boucles aériennes si particulières dans le monde du rap.
Freddie Gibbs balance son flow de gangsta un peu old-school avec une
efficacité savoureuse. Aidé par Raekwon (ex-Wu Tang) sur « Bomb »,
le rappeur de l'Indiana contrebalance à merveille les boucles de
claviers planantes de Madlib pour en faire un hip-hop indéfinissable,
en perpétuel équilibre sur un fil sans chercher à le traverser
jusqu'au bout.
St Vincent a toujours été le petit
péché mignon des blogueurs masculins, qui n'ont probablement jamais
su qui de sa beauté ou de son talent les avait conquis en premier.
On avait fini par se convaincre que cette girl-next-door vivait
probablement sur une autre planète, et c'est d'une manière toute
extra-terrestre qu'elle est revenue à nous après Strange Mercy.
Maquillage cadavérique tout droit sorti d'un muet allemand et
coiffure digne d'un Eraserhead décoloré, c'est rien de dire
qu'Annie Clark joue désormais la carte de l'étrangeté avec
conviction. De quoi craindre un revirement de carrière
auto-proclamé, mais à l'écoute de l'album qui porte son nom, la
surprise est justement qu'il n'y en a pas. On peut s'étonner de
l'apparition massive d'un son electro-cheap comparable à celui
qu'avait utilisé son ex-collaborateur Sufjan Stevens sur The Adge of
Adz, mais St Vincent reste cette musicienne touche-à-tout et
inventive qu'on a connu. Les basses vrombissent et l'esthétique
générale se fait plus synthétique, pourtant « Digital
Witness » est tout ce qu'il y a de plus humain derrière cette
volonté de lui imprimer un rythme robotique. Le chant d'Annie Clark
et la production de John Congleton en font un tube étrange, de ceux
qui ne frappent qu'une fois qu'on les a presque oublié.
De Jungle on entend souvent dire qu'on
ne sait rien. Je peux néanmoins me vanter d'en savoir un petit peu
plus que les autres après les avoir vu en concert un soir de mai
dernier. Accompagnés de cinq musiciens sur scène, le duo ne cherche
pas pour autant à empiler les couches de musique pour arriver à ses
fins. Dès les premières notes le rythme est élevé, et le groove
vertigineux que les chansons parviennent à dégager ne faiblit pas
un seul instant. Tel un cycliste grimpant le col du Galibier bien
assis sur sa selle, c'est avec une facilité et une simplicité
déconcertante que Jungle avale des kilomètres de pistes dansantes
avec rien de plus que des claviers, des percussions et des chœurs
bien agencés. Toujours trop courtes mais jamais bâclées, chacune
de leur chansons pourrait durer bien plus longtemps si c'en était
pas dangereux pour l'auditeur : on risquerait en effet
d'assister à une manie dansante comme le monde n'en a plus vu depuis
celles d'Alsace autour du XVIe siècle.
J'avais quitté Kangding Ray sur OR,
petit bijou de musique électronique ambiante travaillant le glitch
avec une précision d'orfèvre, et je le retrouve avec Solens Arc
toujours sur le label allemand Raster-Noton. Et sur cet album me
frappe quelque chose qui était pourtant déjà là il y a trois
ans : David Letellier est, en bon berlinois, un musicien de
techno. J'étais tellement émerveillé par le travail de
« sound-scaping » que j'avais presque occulté les basses
puissantes et les beats répétitifs. Aujourd'hui il est difficile de
passer à côté. Toujours aussi talentueux, Kandging Ray est
désormais plus sombre et moins insaisissable. Le début de « Blank
Empire » témoigne déjà d'une violence accrue dans le son de
l'architecte, et toute la suite achèvera de démontrer que
l'environnement dans lequel on se retrouve ici plongé n'est plus
pavé d'or mais de granit. Si les kicks et les basses sont
omniprésents, le titre n'est pas pour autant autant bas du front et
se permet d'élaborer une progression d'ambiances remarquable, plus
hypnotisante que clinquante. Pas vraiment le titre estival donc, mais
un bon moyen de passer le temps si l'on peine à dormir.
Tout le monde semblait connaître
Francis Harris quand il a sorti son nouvel album Minutes of Sleep.
Et c'est justement parce que son précédent album Leland
était apparemment un chef-d'oeuvre que je me suis intéressé à
lui. Et bien m'en a pris puisque c'est un des meilleurs albums de
house que j'ai entendu depuis longtemps (même si je n'en écoute pas
des masses non plus, évidemment). La façon dont Harris utilise des
samples de jazz sur des rythmiques house d'une profondeur inouïe me
fascine au plus haut point. Tellement que j'ai choisi comme extrait
« Me to Drift », le plus long de l'album, et un de ceux
qui utilise le moins de samples. Ici il est question d'une basse
légèrement groovy, d'un beat absolument minimal, un unique accord
de piano... Rien n'est superflu. Et certainement pas ce merveilleux
pizzicato de violoncelle travaillé sur plusieurs octaves, qui se
glisse progressivement sur le devant du titre pour l'éclairer de
manière inattendue. A partir de là, mon esprit est déjà tout en
haut et ne redescendra plus pour les six minutes restantes. Morceau
de bravoure aux facettes multiples, « Me to Drift » va
probablement me hanter toute l'année, parce qu'il va falloir se
lever de bonne heure pour venir chercher une composition à
l'atmosphère si fabuleuse.
Le ténébreux Mark Kozelek n'a que
rarement suscité chez moi un profond enthousiasme, mais plutôt une
admiration polie que son austérité n'a jamais vraiment pu faire
décoller. C'est donc une surprise pour moi de m'être retrouvé à
écouter en boucle Benji, son
dernier album. Pur moment de folk aux arrangements légers et
toujours à propos, les derniers titres de Sun Kil Moon sont parmi ce
qui se fait de mieux dans le genre en ce moment. Le songwriting de
Kozelek peut parfois paraître plat tant il a l'air de ne faire que
raconter sa vie sur un ton monocorde, mais c'est justement tout son
talent de donner vie à une succession d'évènements et de
réflexions pas aussi brillantes que ce que l'on attend parfois de ce
genre de personnages. Rien que le titre de « Richard Ramirez
Died Today of Natural Causes » reflète ce parti pris, mais
Kozelek fait d'un titre de brève presque anodin une vraie madeleine
de Proust, en faisant remonter à la surface tous les souvenirs liés
à ce nom de serial-killer qu'il n'avait plus entendu depuis des
décennies. Le temps qui passe, un sujet pas vraiment neuf mais
traité ici avec une mélancolie rageuse caractéristique de Benji
et de son storytelling inimitable.
De
nombreux bons samaritains ont eu beau insister avec véhémence à
quel point il était incompréhensible que si peu de personnes
s'intéressent à We Insist !, le fait est là : alors que
l'on peut affirmer sans trop se tromper que ce nouvel album sera le
meilleur de l'année dans tout ce que la France produit de plus ou
moins rock, personne ou presque n'en a parlé – à l'exception
notable de New Noise qui en a fait sa couverture en début d'année.
Alors permettez moi d'insister, il est absolument indispensable de
jeter une oreille à la nouvelle mouture de We Insist !
Désormais réduit à l'état de power-trio, le groupe balance du
post-punk flirtant avec le math-rock et autres genres un peu tordus
avec un talent qu'on ne soupçonnait pas et qui les ferait parfois
passer pour un Mars Volta parisien. Démarrant habilement avec des
arpèges bien trouvés, « Elijah's Spell » est
probablement la chanson qui démontre le mieux l'étendue des
capacités du trio : tour à tour pesant, calme ou rentre-dedans
tout en sachant lâcher quelques refrains bien sentis, voilà le
genre de chansons qui donnent envie d'être vécues en concert.
N'hésitez pas, puisque tout le monde insiste pour dire qu'ils y sont
encore meilleurs.
Les
habitués de ce blog le savent : j'ai toujours eu une immense confiance en Dylan Baldi pour nous sortir des brouettes pleines de
chansons sauvages brillamment écrites, sans donner l'air de se
forcer. Et même si je l'avais un peu perdu de vue après ses
premiers titres que j'écoute encore, Attack on Memory
m'avait mis une belle claque et
convaincu qu'il fallait compter sur lui à l'avenir. A présent
installé en France où il passe le plus clair de son temps à
glander comme n'importe quel étudiant parisien, le leader de Cloud
Nothings poursuit cependant son bout de chemin sans se préoccuper de
ce qui se dit sur lui. Here and Nowhere Else aurait
pu être composé et enregistré n'importe où tellement il sonne
exactement comme du Cloud Nothings. Le changement, ce n'est pas pour
maintenant, mais peut-importe, on se délecte quand même d'un album
qui ressemble peu ou prou à une face B du précédent. Comme une
nouvelle saison d'une série annulée, les personnages ne changent
pas vraiment mais ça nous fait plaisir de les revoir intacts. C'est
ainsi que « Giving into Seeing » est violente, bruyante
et finit par un refrain qui te rentre droit dans la poitrine. Le
genre de trucs qui te fait comprendre que t'es pas près de te lasser
du groupe de Cleveland. Dylan, continue, j'aime ça.
J'essaye
de me souvenir de la dernière année où je ne me suis pas retrouvé
à penser : « Tiens, ils ont dû sortir un album Thee Oh
Sees, faut que je voie ça ! ». C'était avant la création
de ce blog je pense. Alors cette année, après l'ébouriffant
Floating Coffin, l'ahurissant concert à l'Antipode, et avant le
probablement génial concert à la Route du Rock, la question m'est
venue assez vite. Et je reste impressionné par le rendement de John
Dwyer, qui ne révolutionne jamais le genre, mais parvient à sortir
bombe sur bombe avec une régularité et une force jamais démentie.
Drop est comme tous les albums de Thee Oh Sees depuis un moment :
on a envie de dire que c'est le meilleur et qu'il regroupe toutes les
facettes du groupe. La productivité incroyable du groupe de San
Francisco a finit par définir un style dont il est l'unique
représentant. Tel qu'on l'entend dans le titre éponyme, Thee Oh
Sees c'est ce rythme enlevé, ce chant entre arrogance punk et
douceur psychédélique, cette saleté irrécupérable dans les
guitares et surtout cette intransigeance esthétique qui les pousse à
sortir des pochettes toujours plus laides. Voilà le genre de groupes
excitants qui nous font croire un moment que tout va pour le mieux
dans le monde de la musique, comme si on était à la fin des 60's et
que tout restait à faire.
Finissons
en douceur avec la fameuse « saudade » de Rodrigo
Amarante, parfaite pour conclure une playlist estivale. Musicien
brésilien méconnu par chez nous, il est la caution exotique de
cette playlist même si je dois avouer que ce que j'aime chez lui,
c'est surtout cette manière de chanter proche d'un Julian
Casablancas qui aurait oublié qu'il était une rock-star – j'adore
Julian, mais je trouve que sa chanson avec Daft Punk est paresseuse,
heureusement qu'il chante mieux qu'il danse. Ceci étant dit, « The
Ribbon » est donc une petite perle de folk à la limite de
l'ambient dans laquelle chacun des mots de Rodrigo Amarante se
distingue avec une netteté exquise. Composée à la perfection, le
chanteur brésilien parvient à dégager une mélancolie indicible
dans laquelle on se complait sans s'en rendre compte. Peut-être
atteins-je ici les limites de l'exercice critique, puisqu'il paraît
que la saudade est justement intraduisible. Terminons donc avec un
silence brésilien, avant de nous lever avec le bruit des stades
d'ici quelques jours.
Je n'ai pas tout écouté, et je n'ai pas tout mis non plus, mais sachez par exemple que Mondkopf, Have A Nice Life ou les géniaux Feu ! Chatterton (à écouter sur la colonne de droite) ont également eu mes faveurs cette année.
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