Le jour où je n'ai pas vu Ty Segall
Nous sommes le 17
novembre 2010. Seul dans mon 20m² non loin du centre de Rennes, je
feuillette Ty Zicos, l'agenda des concerts en Bretagne. Mes
identifiants Neuf Wifi sont une fois de plus périmés, et je
m'emmerde autant qu'il est permis en ce froid mercredi d'automne. Ce
blog est déjà ma principale occupation depuis plusieurs semaines,
et la moindre difficulté pour me connecter à Internet me plonge
dans un profond désespoir. Je décide alors de délaisser ma triste
activité de critique de canapé pour me lancer dans l'aventure, la
vraie. Aller voir un concert, voilà comment je prolongerais ma
mélomanie devenue obsessionnelle. Tasca Potosina est déjà trop
petit pour mes ambitions, j'imagine déjà un grand webzine qui me
permettra de sillonner la Bretagne à la recherche de pépites en
live. A moi les Cd's gratuits, les accréditations pour les concerts
et festivals, les soirées VIP. Je ne serais plus anonyme. Peut-être
devrais-je engager quelqu'un.
En attendant, je dois me
lancer. Je dois frapper fort pour mon premier concert chroniqué sur
ces pages. L'ambiance rennaise n'est pas folle un mercredi soir, mais
sur les pages de l'agenda, un nom attire mon attention : Ty
Segall. Avant tout, remettons-nous dans l'esprit de 2010. Le buzz
autour de Ty Segall a démarré, mais reste embryonnaire. Après ses
débuts que j'ai suivi de près, quelques blogs français, comme Le
Choix, se sont penchés sur la scène de San Francisco : Ty
Segall donc, mais également The Fresh and Onlys, Sic Alps, et Thee
Oh Sees, déjà. Tout cela ne reste que la marotte de quelques
illuminés fanatiques de saturation et d'enregistrement lo-fi. Mais
la sortie de Melted durant l'été à confirmé les attentes
tout en diffusant la bonne parole californienne dans des couches un
peu moins underground. Malgré tout, cela reste relatif, car au moment où
je vois le nom du « nouveau Jay Reatard » sur mon livret,
c'est dans un bar à concert de petite taille qu'il se produit.
L'entrée est à 5€, et personne n'en a rien à foutre.
Le nom du bar ?
Mondo Bizarro. Bien qu'à Rennes depuis seulement 3 mois, j'avais
déjà entendu parler de ce lieu de nombreuses fois. Pas si vieux, ce
bar à concert paraissait pourtant avoir toujours été là dans ma
vision encore nébuleuse de la capitale bretonne. Son ambiance rock
et ses concerts probablement sulfureux avaient conçu chez moi le
fantasme d'une salle de concert à l'ancienne, comme dans les
multiples reportages sur le rock des 60's et 70's dont je me gavais à
l'époque. Tout était donc réuni. Une salle de concert mythique et
une future rock star, c'était mon baptême du feu, le moment à ne
pas rater, à coup sûr on reparlerait de cette soirée comme on
reparle du concert des Sex Pistols au Lesser Free Trade Hall de Manchester
en 1976.
Cela me paraît
complètement improbable aujourd'hui et j'ai l'impression d'avoir été
parfaitement débile à ce moment de ma vie, mais à l'époque se
posait un obstacle majeur sur la route de la gloire : comment me
rendre à ce bar ? Oui vraiment, parce que je n'ai pas la
moindre idée d'où il se trouve. Je pensais connaître suffisamment
Rennes, mais il est clair que sorti des quartiers commerciaux, de
trois grandes avenues et de ma ligne de bus, j'étais paumé. Motivé
mais pas vraiment débrouillard, je demande autour de moi des
conseils. Un cousin habitant le quartier Jeanne d'Arc m'indique que
ce n'est pas trop loin de chez lui1.
Parfait me dis-je, je fais ainsi d'une pierre deux coups : apéro
d'abord et concert ensuite. Quand je rentrerai chez moi ce soir, je
connaîtrai Rennes comme mon jardin.
N'importe quelle personne à peu près
sensée aurait vu venir la catastrophe. Pas moi, tout illusionné que
j'étais par mon inéluctable épiphanie. Je pars : ligne 9,
République, ligne 3, Jeanne d'Arc. Les indications bien ancrées
dans mon esprit, je me mets en recherche de mon escale apéritive. Autour de
l'église, quatre directions possibles. Je me rends rapidement compte
que je ne sais pas du tout où je suis par rapport à la carte que
j'ai en tête. Sur l'arrêt de bus, le plan est illisible et
imprécis. Je me lance, ce sera à droite. Au bout d'un quart
d'heure, l'évidence s'impose : je suis perdu. A ce moment
là, il est probablement déjà 20h. Le concert est annoncé à
20h30. Il ne me faut pas calculer longtemps pour réaliser que je
suis embarqué dans un très mauvais plan. Demi-tour.
Revenu à l'église, je mets ma fierté
de côté. J'appelle à l'aide mon cousin qui me guide presque pas à
pas. Cela fait plus d'une demie-heure que je marche. J'essaie de
calculer où je serais à présent si j'étais simplement parti à
pied de chez moi. Je serais très certainement dans le bar avec une
bière. Mais dans cette version de ma vie, je suis au milieu d'un
quartier résidentiel et j'ai soif à force de marcher à l'aveugle.
Enfin arrivé à bon port (c'est-à-dire pas encore au bar), je vois
que tout le monde est installé devant la télé. Angleterre-France
sur TF1. Un match amical sans importance d'une équipe à peine
remise de la catastrophe Knysna de l'été passé. Yann M'Vila est
titulaire au milieu de terrain, et Mathieu Valbuena fête ses
premières sélections, tout juste auréolé du titre de champion de
France la saison passée. Je n'ai pas regardé de match de foot
depuis plusieurs mois, mon désintérêt est total pour ces joueurs
que je connais à peine. Mon baptême de feu s'est transformé en
enterrement, celui de ma street credibility.
Je sirote une bière en m'exprimant
autant qu'Arsène Wenger, présent au stade mais inaudible aux
commentaires. Autour de moi, Mathieu Valbuena est la cible de tous les quolibets. Il
est 21h, et au moment où Benzema inscrit le premier but de l'équipe
de France, Ty Segall est sans doute déjà sur scène. Ma soirée est
ratée. Ce but marque un temps de pause, je réfléchis : stop
ou encore ? Échaudé par les conséquences de mon lamentable
sens de l'orientation je perds rapidement espoir de me rendre au
concert avant la fin. Quand on ne connaît ni le lieu de départ, ni
le lieu d'arrivée, ni la direction de l'un par rapport à l'autre,
il faut savoir se faire une raison. Et qu'on ne me parle pas de taxi.
Je m'étais saigné pour des trajets illimités en transport en
commun, je n'allais pas céder à cette facilité de petit bourgeois.
Même si une partie de moi se lamentait de rater le concert du
siècle, j'essayais de me convaincre que j'aurais l'occasion de me
rattraper plus tard.
Au moment où l'arbitre siffle la
mi-temps, j'ai déjà bu 3 bières. Mon cousin se tourne vers moi :
« Mais tu devais pas partir ? - Oh, c'est pas grave,
j'irai une autre fois. » Le désespoir qui rôdait il y a
quelques heures s'était définitivement installé. J'avais troqué
une soirée en solitaire exceptionnelle pour une soirée affreusement
banale qui me donnait la fausse impression d'avoir une vie sociale. Pour
n'avoir pas su prendre la bonne ligne de bus, je m'étais assis sur
mes rêves de succès. Car je peux le dire à présent : 5
minutes de marche et 20 minutes de bus sans correspondance m'auraient
guidé droit au Mondo Bizarro. Pourquoi n'ai-je pas vu cette
possibilité ? Parce que je ne connaissais pas la ville,
certainement. Parce que je n'étais pas habitué à marcher pour me
rendre quelque part, encore moins pour prendre une ligne de bus plus
loin que celle en bas de chez moi. Parce que je m'étais habitué à
ne jamais m'éloigner de chez moi durant toute ma vie d'étudiant.
Bref, parce que le principal obstacle qui me séparait d'une
véritable aventure rock n' roll ce soir là ce n'était pas mon sens
de l'orientation mais ma remarquable fainéantise. Ce constat me
rendait aussi amer que les supporters anglais à Wembley, voyant Valbuena marquer
le deuxième but français.
Le match se termine sur le score de 2-1
pour la France. J'étais d'autant plus déçu de ma soirée que Yoann
Gourcuff n'avait pas très bien joué ce soir là. Lorsque je quitte
l'appartement, je panique rapidement : comment allais-je
rentrer ? Je tente de retrouver mon chemin mais ne trouve que
des arrêts de bus quasi-désaffectés annonçant plus d'une
demie-heure d'attente. Je me dirige vers les Vélo Star, mais on me
demande de payer 150€ de caution, aux bornes munies d'un lecteur de
cartes bleues. Je regarde la borne, elle n'a pas de
lecteur. Je me dirige donc à pied vers l'inconnu, dans une direction
qui me paraît être la bonne2.
Pas mal de choses me passent par la tête. Pour rentrer, je dois
trouver un arrêt de bus et suivre la ligne à pied vers le centre.
Mais si je rentre à pied, j'arriverais chez moi très tard. En plus,
je n'ai pas mangé. Et j'ai cours à 8h le lendemain. D'ailleurs, je
n'ai pas préparé mon commentaire de texte. Je me demande si
Gourcuff n'a pas fait une erreur en signant à Lyon. J'aperçois un
bus, c'est le 9. Je lui cours après.
Quand j'arrive enfin chez moi, j'ai
surtout envie de dormir. Internet est revenu. La une des actualités
parle de Jean-François Copé, devenu secrétaire général de l'UMP.
Cette soirée est définitivement à oublier. D'ailleurs je ne me souviens plus de rien après cela. Depuis cet échec, je
n'ai pas suivi la carrière de Ty Segall. Refuser de voir qu'il
devenait un monstre de la scène rock américaine n'était pas si
difficile. De manière tout à fait hypocrite, je me suis rabattu sur
Thee Oh Sees, que j'ai vu deux fois, tout en arguant avec toute la
mauvaise foi dont j'étais capable qu'ils étaient bien meilleurs que
Ty Segall, beaucoup trop mainstream depuis Melted. Mais quand
Manipulator m'a cueilli alors que je ne m'y attendais pas, j'ai
repensé à cette soirée. Dont je me souviens finalement très bien.
Je n'ai évidemment jamais eu l'occasion de me rattraper, et je ne
l'aurais certainement jamais.
Lors de son dernier passage en France,
les Inrocks « y étaient ». C'était à La Cigale, et le
prix n'était pas du tout le même. Selon la journaliste sur place,
c'était un « délire total ». Je ne peux pas m'empêcher
de penser que le concert que j'ai raté était bien meilleur. Aujourd'hui, Yoann Gourcuff va
peut-être revenir à Rennes, que je m'apprête à quitter. Mathieu
Valbuena est indéboulonnable en équipe de France et on n'entend
plus beaucoup parler de Jean-François Copé. Tout cela est sans
doute pour le mieux, même si au fond ça n'a pas beaucoup
d'importance. Quand je quitterai Rennes, j'y laisserai beaucoup de
souvenirs. Parmi tout ceux-là, le jour où je n'ai pas vu Ty Segall
restera un des plus marquants, sans doute plus que le jour où je le
verrai enfin en vrai. Tout dépend du trajet jusqu'à la salle de concert.
1En
réalité, une bonne vingtaine de minutes à pied. Soit une éternité
pour un rennais.
2En
fait, je m'éloigne de chez moi, je vais au nord-ouest alors que
j'habitais au sud-ouest.
Moi qui pensais que j'étais le seul à sécher des concerts pour regarder des matches amicaux pourris de l'EdF dont plus personne ne se souviendrait deux ans après ;)
RépondreSupprimerÇa ne m'est plus arrivé depuis remarque ! Maintenant, j'assume de choisir l'un ou l'autre (sauf en festival où des fois je m’éclipserais bien pour regarder un match).
SupprimerEn neuf ans à Rennes, je n'ai jamais été au Mondo Bizarro, et je me reconnais aussi dans ce sentiment de bien connaître la ville alors qu'en fait...
RépondreSupprimerJ'ai bien progressé depuis, mais il y a encore un certain nombre de choses que j'aimerais découvrir à Rennes. En tout cas je te conseille d'aller au Mondo si tu es encore sur Rennes, l'ambiance est sympa.
SupprimerC'est grosso modo la période où je voyais Ty Segall sur scène tous les 6 mois, ça (et pas qu'à Paris) - Et encore en 2012 ca dépassait pas 15 € la place, et oui, c'était terrible (un certain concert de Lyon reste un de mes meilleurs souvenirs de concert. Sur la tournée Twins)
RépondreSupprimer(Et Melted et un super album. C'est Twins, le moment où il est devenu mainstream. i.e., a commencé à intéresser les Inrocks)
Très très bon texte et content de te voir revenir à la manœuvre, l'ami.