Comme un air... Iggy Pop / Mark Lanegan : the dead don't die

Vous préférez devenir une légende en mourant à 27 ans ou survivre au risque de diluer voire ternir l’image de vos débuts ? « Burn out or fade away » ?

Iggy, lui, a fait les deux. Connu pour ses prestations scéniques chaotiques avec les Stooges, il obtient rapidement le statut officieux de « parrain du punk » grâce à sa musique brute à rebours de l’évolution du rock de l’époque. Lorsqu’il atteint 27 ans, le groupe est terminé et son héritage n’est pas encore réclamé. Iggy suit la voie de la rock star en perdition, entre drogues dures, bastons et comportement erratiques. Dans une autre réalité, Iggy rejoint ici le club des 27 et le monde n’en est guère changé à l’exception de la bande-originale de Trainspotting et de la dernière journée de Ian Curtis. Pourtant et contre toute attente, Iggy survit et se découvre d’autres qualités que l’énergie des Stooges : une voix chaleureuse, des textes entre sarcasmes et introspection et un goût pour le contre-pied qui n’en finira pas d’exciter la presse autant que de lasser les critiques. Il y a désormais deux Iggy Pop qui ne se rejoindront que sporadiquement : la légende vivante du proto-punk, et l’ex-gloire touche à tout qui suscite un intérêt irrégulier.

 

La vie de Mark Lanegan n’a pas tout à fait été guidée par les mêmes auspices. Lorsqu’il se lance dans la musique, la vague punk est déjà loin et a laissé la place à la new-wave. Il faut donc remonter le fil jusqu’à tomber, naturellement, sur les piliers d’un mouvement moribond : The Stooges, dont le leader s’est depuis plus ou moins compromis dans des albums pas vraiment à la hauteur de sa réputation explosive. Et lorsqu’il fête son 27e anniversaire, c’est le groupe de son ami et cadet Kurt Cobain qui provoque un tremblement de terre dans l’industrie musicale en mettant en lumière un genre dont Mark Lanegan est à l’origine même s’il ne sera que rarement cité parmi ses plus dignes représentants. A partir de là, il conservera son statut d’homme de l’ombre caché derrière des talents au destin plus romanesque ou simplement plus médiatique. Il faut dire que le bonhomme est plutôt austère et ne correspond peut-être pas à ce que les médias veulent bien comprendre d’un genre qu’il ont du mal à cerner.

Mark Lanegan aurait-il voulu être Iggy Pop ? On peut raisonnablement en douter. Malgré des voix qui méritent chacune un pont d’or de la part du premier producteur rock venu, le premier n’a jamais vraiment voulu imiter le second. Leur jeu de scène est sans doute le plus parlant : quand Iggy persiste à offrir son corps au public dans une mise en scène qui frôle souvent l’auto-caricature, le second reste solidement campé sur ses deux pieds et accroché à son micro toute la durée du concert, imperturbable. Il faut dire que si le grunge a bien été à l’écoute des genres qui l’ont précédé, il n’en reprend que très peu les codes.

La question inverse mérite tout autant d’être posée : Iggy Pop aurait-il voulu être Mark Lanegan ? La réponse n’est pas si simple sans doute. Les mêmes problèmes de drogue mais pas les mêmes succès, un certain talent mais pas autant de monde qui se précipite pour collaborer. A l’échelle de la musique "populaire", une forme d’anonymat et une image moins lourde à assumer, qui ont fait de Mark Lanegan un des acteurs les plus prolifiques de la scène alternative pendant plus de trois décennies sans faire beaucoup de bruit, pendant qu’Iggy ne pouvait pas réserver un studio sans lancer une vague de spéculations dans la presse spécialisée. Peut-être Iggy Pop a t-il envié à son cadet sa liberté, qui lui a permis de travailler avec la crème du rock de l’époque tout en s’autorisant à crooner avec Isobel Campbell ou poser sa voix sur de la soul électronique chez les Soulsavers. La plupart du temps, Mark Lanegan semble servir un projet artistique mu par une admiration mutuelle sans arrières-pensées commerciales. De son côté Iggy, étant une légende vivante et un produit marketing bien connu des producteurs, voit des musiciens faire la queue pour tenter de faire avec lui ce que Bowie a réussi : relancer indéfiniment sa carrière sans être dupe des effets bénéfiques qu’un éventuel succès aurait sur la leur.



 

Parmi les rares points communs que l’on trouve entre les deux hommes, on trouve un étrange film au pitch explicite, Gutterdämmerung, « le plus bruyant des films muets ». Mais on trouve surtout un homme : Josh Homme. Ancien protégé de Mark Lanegan après avoir quitté Kyuss, il lui renvoie l'ascenseur en l’invitant à chanter sur les meilleurs albums du groupe qui lui vaudra d’être considéré comme le sauveur du rock à l’ancienne dans les années 2000 : les Queens of the Stone Age. Bien que Mark Lanegan soit à nouveau dans l’ombre de son ami, il ne faut pas sous-estimer leur relation car le groupe de musiciens gravitant autour du roux le plus bruyant du moment sera quasi systématiquement associé à la musique de celui qui est déjà devenu un survivant du grunge. Fort de son aura sur la scène rock américaine, c’est en toute logique que Josh Homme s’est retrouvé plus tard aux manettes d’un album d’Iggy Pop, Post Pop Depression, dernier succès critique et commercial en date.

Depuis la mort de Mark Lanegan, qui aura obtenu par ses diverses nécrologies l’épithète éternel de « pionnier du grunge », on a également appris qu’Iggy Pop était un « fan ». Ça semble évident, mais leurs carrières étant restées parallèles durant toutes ces années, on est quand même ravis d’en avoir la confirmation. Et à l’écoute du dernier album de notre vétéran, on dirait même qu’il y a comme un air de famille. Bien qu’accueilli principalement comme un éternel retour aux sources à la faveur du single « Frenzy » et de la liste interminable de musiciens ayant saisi l’occasion de travailler avec leur idole (de Jane’s Addiction aux Red Hot en passant par les batteurs de Foo Fighters et de Blink-182, et même le bassiste des Gun’s N Roses - la dream team du rock pour qui s'est arrêté à l'aube du nouveau millénaire), Every Loser a pourtant autre chose à offrir. Et en premier lieu ce « Strung Out Johnny » qui laisse un peu respirer les guitares au profit d’une rythmique pop et de mélodies de clavier pour faire la part belle à la voix de l’Iguane. Et si la chanson, comme l’album du reste, pèche par un certain manque de finesse dans les arrangements, on y retrouve en partie le ton et la combinaison sonore gagnante qui avait fait il y a 10 ans de Blues Funeral un des derniers très bons albums de Mark Lanegan, notamment sur les sommets du disque (« Gray Goes Black », « Ode to Sad Disco » ou « Harborview Hospital »). Et si les paroles du désormais défunt sont plus noires et mystiques, on y retrouve un questionnement sur la surprenante longévité d’hommes qui ont vus tomber bien trop de leurs amis bien trop tôt : « I've been down too far to say / Are they supposed to be as sick as you and me? ». De son côté, Iggy Pop nous parle de l’engrenage de l’addiction en concluant par un « You’re strung out, Johnny / And you can't get away / You're strung out, Johnny / And now it’s time to pay » d’une douloureuse et désarmante franchise.


 
Etre une légende vivante, c’est finalement être vénéré comme un mort avant d’avoir terminé de vivre. Iggy Pop n'est pas mort à 27 ans et est condamné à passer le reste de sa vie dans l'ombre de sa réputation sans savoir s'il doit la faire perdurer ou non. Mark Lanegan est mort à 57 ans et a finalement démontré qu’il y avait une troisième voie entre la mort au sommet et celle dans l’oubli.
 
 
 
Ce concept d'article et la série qui devrait suivre est très librement inspirée du Face A, face B de l'excellent Sophian Fanen sur Les Jours. 

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