John Cale : Ne lui parlez pas d'âge

 John Cale - Mercy (Domino, 20 janvier 2023)

La plupart du temps, il est préférable de dispenser le monde de son opinion sur les dernières sorties d’artistes dont on ne peut citer aucun titre de moins de 50 ans. De quel droit peut-on juger quelque chose qu’ils ont eu le courage de sortir au lieu de vivre de leurs rentes, alors qu’on les ignoré si longtemps ? Le jeunisme et la nostalgie réactionnaire, tout artiste assigné à résidence, j’ai déjà versé là dedans, tout le monde le fait donc autant passer son chemin. Sauf que des Leonard Cohen, David Bowie ou Nick Cave ont montré cette dernière décennie qu’on pouvait sortir des albums tout à fait contemporains, risqués même, en étant plus proche de la fin – de sa vie et de sa carrière – que du début. Me voilà donc devant John Cale, 80 ans, quelques dizaines d’albums, artiste émérite sanctifié de son vivant, de retour après dix ans d’absence pour un nouvel album intimidant malgré un titre supposant une forme d’humilité : Mercy.

J’ai parcouru la musique de John Cale comme un touriste découvre la France : beaucoup de temps autour des principaux monuments de la capitale du Velvet Underground et un détour vers un château de province (Paris, 1919). Puis j’ai tourné mon regard vers d’autres horizons, en gardant de lui un souvenir agréable, parfois même enthousiasmant, mais jamais obsessionnel. Le reste, je l’ai donc lu dans le guide en rentrant chez moi, en me disant que je verrais la prochaine fois. Il n’y a pas eu de prochaine fois, jusqu’à cette année donc. Mon syndrome de l’imposteur se dissipe dès les premières notes tant il est clair que John Cale se lance dans des territoires inexplorés, et que connaître sa discographie des vingt ou trente dernières années ne m’aurait pas mieux préparé à ce que j’étais en train d’écouter. 

Sans préambule et sans concessions, l’album semble nous dire presque brutalement qu’il ne cherche pas à poursuivre le chemin de ses prédécesseurs. Lent, sans doute trop long, Mercy commence par soupeser chaque accord de synthétiseur comme pour nous inviter à ne chercher ni structure pop classique, ni arrangements clinquants. Pas de séduction ou de pédagogie ici. Plusieurs minutes pour entendre un rythme sourd, une petite dizaine pour avoir un vrai snare, et c’est seulement au troisième titre que Cale nous livre une batterie régulière et une mélodie ne venant pas d’un synthétiseur avec « Noise of you ». A partir de là, passé le brouillard et comme si nos yeux s’étaient accoutumés à l’obscurité, l’atmosphère paraît s’alléger et on y distingue plus clairement les reliefs. Malgré son aspect monolithique, on découvre Mercy à tâtons avec une curiosité croissante, et on en perçoit finalement toutes les nuances avec un sentiment de satisfaction qui adoucit l’anxiété du décor instrumental.

Les feats s’enchaînent comme dans un album de rap - desquels il reprend d’ailleurs certains beats – mais John Cale garde pourtant le contrôle sur chaque instant et on serait la plupart du temps bien en peine de deviner qui participe à certains titres et à quel degré d’implication. Il ne s’agit pas ici d’associer un has-been grabataire au savoir-faire des plus jeunes pour lui donner un vernis mensonger. Le Gallois sait parfaitement où il veut aller et c’est surtout les invités qui peuvent s’estimer heureux de participer à un projet ambitieux de la part d’une légende vivante. Exigeant, l’album se moque pas mal de nous laisser sur le carreau, mais semble quand même nous récompenser en enchaînant des titres où on apercevrait presque un refrain, ou en tout cas une structure plus proche de ce qu’on peut appréhender (« Everlasting Days », « Night Crawling »). Parvenus au bout du dernier titre, le seul se laissant aller à quelques ficelles épiques bien connues, on est désormais totalement sous l’emprise du compositeur, qui ne nous relâche que par l’ultime note de piano en nous laissant quelque peu désorientés d'un voyage inattendu. Comment en est-on arrivés à écouter un tel album, de la part d'un tel artiste, en ce début d'année 2023, on ne sait pas vraiment. Mais cette fois-ci, on va prolonger notre séjour.



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