Argentina, 1985 : le poids des maux

Argentina, 1985, de Santiago Mitre (Argentine, 2022), sur Amazon Prime Video.
 
« Messieurs les juges, la communauté argentine mais également la conscience juridique universelle m’ont confié l’honneur de me tenir devant cette cour pour réclamer justice. » Interprétant ici le procureur Julio Strassera, Ricardo Darín prononce ces mots après vingt secondes de silence durant lesquels le spectateur, à l’image de la salle d’audience, retient son souffle. Arrivant dans le dernier quart du film, son réquisitoire constitue à la fois le dénouement et le point culminant d’un scénario qui n’a cessé de faire comprendre que tout se jouerait à ce moment précis. Et effectivement, les mots reproduits ici témoignent de l’importance de ce discours non seulement à l’échelle du film, mais également à l’échelle du peuple argentin qui en est le public principalement visé. Du reste, sa production et sa diffusion sur la plateforme d’Amazon achève de faire de cette confrontation verbale non pas seulement la logique conclusion d’un film de procès, mais bien un témoignage de ce que doit être la justice dans une démocratie.

D’un didactisme efficace bien que parfois contraignant, Argentina, 85 semble accélérer le temps du procès pour éviter d’appesantir plus que nécessaire la dramaturgie inhérente à son sujet. Ceci, à deux exceptions près. Le réquisitoire sus-cité, mais également un témoignage particulièrement douloureux quelques dizaines de minutes auparavant. Le récit d’une femme victime d’actes d’une telle cruauté que son récit est une des pierres de voûtes de l’édifice juridique monumental entrepris par le procureur, visant à démontrer l’inadéquation totale entre les objectifs et les moyens mis en œuvre par la dictature du colonel Videla. Mettant fin à la musique de fond qui habille la majorité du film, ce témoignage est filmé avec des plans longs et resserrés de manière à laisser résonner les mots et les hésitations des personnages. Procédé de mise en scène repris donc par le réquisitoire final dans lequel la seule personne citée est justement cette victime précise, comme une manière de montrer qu’en matière de justice, seuls les mots permettent de comprendre réellement la portée des actes.

Des mots, l’équipe du procureur Strassera en prononce beaucoup, accaparant la majorité des dialogues et occupant chaque plan. Parmi eux, un qui revient souvent, prononcé sans provocation ou colère, comme une évidence : « facho ». Il n’est certainement pas question ici de rejouer le procès, mais bien d’enfoncer le clou en utilisant la grammaire cinématographique de manière à ne pas laisser de place au doute. Ici, pas de droite nationaliste ou de résistance patriotique. Les fascistes sont nommés pour ce qu’ils sont, et le réalisateur se permet de faire ce que le juge ne pouvait pas : il ne leur donne pas la parole. De ces fantômes qui, bien qu’absents de la majorité du film, occupent l’esprit des personnages, on ne nous donne que des actes : les menaces de morts, les pressions politiques et les manipulations médiatiques. Puisque le langage est l’outil de la raison, et donc de la démocratie, il est évident que les fascistes en soient dépourvus et réduits aux mêmes actes que ceux qui les ont amené devant un tribunal. 


Par l’intermédiaire de leur avocat, on comprend à demi-mots la défense des accusés : nécessaire retour à l’ordre, menace de guerre civile, lutte légitime contre des groupuscules révolutionnaires… Ces éléments de langage, omniprésents dans n’importe quelle dictature et dans la bouche de leurs successeurs plus ou moins avoués, le film ne s’y intéresse pas. En revanche, il les confronte à ce qui est systématiquement minimisé par cette frange politique : la barbarie, l’arbitraire et l’abus de pouvoir. Si l’idée d’un procès équitable est d’accorder à chaque partie un temps de parole et des opportunités de défense équivalentes, Argentina, 85 se donne pour mission de proposer une autre forme d’équité en braquant les projecteurs sur ces mots trop facilement balayés par la junte militaire et en donnant à la population argentine, principale victime, l’opportunité de se placer au-dessus de ses anciens dirigeants sans avoir à supporter leur contradiction écœurante.

Dans la deuxième moitié du film, le réalisateur Santiago Mitre fait monter la pression autour de la rédaction du réquisitoire. Que ce soit le chef de l’État qui, invitant le procureur, lui fait savoir qu’il est impatient de l’entendre, ou bien encore sa femme qui insiste sur les enjeux historiques d’un tel discours, mais aussi son ami dramaturge qui le coache tel un sportif pour choisir les mots justes, il est clair que Strassera a bien conscience que son intervention a tout d’un match couperet. Alors quand après presque six minutes, il se lance dans son attaque finale en citant la Divine comédie de Dante Alighieri, la foule dans et devant l’écran bouillonne d’en finir enfin avec l’adversaire, avec panache si possible. Leur ayant réservé l’ultime cercle de l’enfer du poète, un fleuve de sang nauséabond, le procureur prononce enfin les termes tant espérés : « Le sadisme n’est pas une idéologie politique, ni une stratégie de guerre, mais une perversion morale ». Encouragée par un « Nunca más » fédérateur, le public applaudit à tout rompre. Bien que l’épilogue nous informe pudiquement du succès mitigé si ce n’est inexistant du procès, le véritable but du film était bien dans ces mots, qu’il nous fallait entendre à nouveau pour que le devoir de mémoire accompli par le film soit aussi le témoignage de ce qu’un peuple peut dire, et du pouvoir qui doit être le sien. On finirait presque par l’oublier, alors ça fait tellement de bien de l’entendre. 
 

 

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