En boucle : Neil Young + Crazy Horse, au bout de la nuit.

Dans Voyage au bout de la nuit, on peut lire « l’amour, c’est l’infini mis à la portée des caniches ». Je n’ai jamais réellement compris cette phrase que j’ai pourtant souvent aimé citer. On ne peut pas dire que Céline était pétri de qualités, mais il avait le sens de la formule, aussi obscure soit-elle. Je n’ai donc jamais vraiment compris cette phrase, mais la première fois que j’ai entendu « Love to Burn » de Neil Young et du Crazy Horse, je me suis senti comme tout petit et vulnérable face à l’incroyable assurance d’un groupe qui savait de toute évidence ce qu’il faisait et qui n’avait pas la moindre intention de s’arrêter. Une certaine idée de l’infini mis à la portée du misérable avorton d’amateur de rock que j’étais. 

Je ne saurais pas vraiment dire quelle était l’intention de Neil Young lorsqu’il sort Ragged Glory. Personnellement, j’étais encore un nourrisson qui ne savait sans doute pas se retourner sur le ventre, et je n’ai découvert la chanson qu’à la faveur d’une irrépressible et soudaine envie d’écouter tout ce que je ne connaissais pas. C’était il y a peu de temps. Il y a un mois. Voilà, c’est dit, je ne connaissais pas cette chanson avant, bon. Il faut bien un début à tout, et cette chanson est donc le début de ma compréhension de l’infini fait rock. En 1990, le Loner vient de réapparaître avec Freedom dont « Rockin’ in a Free World » est aujourd’hui la chanson la plus connue. Mais pas de quoi me faire lever un sourcil cela dit, cet album n’est pas tout à fait ma tasse de thé. La production du disque et notamment l’enregistrement de la batterie me donne comme un arrière-goût amer de hard-rock 80’s qui ne sied pas du tout à ce que j’aime chez le Crazy Horse. D’ailleurs, le seul défaut de Ragged Glory est probablement ce son toujours un peu présent bien que largement dilué dans le déluge d’énergie du groupe.

Qu’est-ce que j’aime chez le Crazy Horse ? Et bien justement cette capacité à jouer inlassablement la même chose, mais jamais exactement de la même façon. Par lacunes techniques ou volonté musicale je ne saurais le dire, mais en tout cas l’effet est garanti : une introduction sommaire, une petite alternance couplet-refrain et allons-y, on s’envole sans savoir quand on atterrit, et on s’en moque pas mal. On plane. Ah, si j’étais fumeur de joints… Dans un monde parallèle, je suis né en même temps que mes parents, et je passe mes après-midis d’adolescent défoncé sur un canapé, à écouter les plus grands titres du « parrain du grunge ». Oui, je suis dans un film, ou dans That 70’s Show.

Pour information, voici la liste des-dits titres :
« Down by the River »
« Cowgirl in the Sand »
« Cortez the Killer »
« On the Beach »
« Hey Hey, My My (Into the Black) » 
 

Ce top 5 aurait dû être inaltérable. J’aurais pu le mettre sur une carte et le plastifier tellement j’en étais convaincu. Que pouvait-on espérer d’autre du Crazy Horse passé Rust Never Sleeps ? Une musique aussi intimement liée au contexte culturel des 70’s ne pouvait survivre à la décennie suivante, ses sons synthétiques, ses clips débiles et ses fusions de genres étouffantes. Et pourtant, évidemment, le mouvement grunge n’allait pas se faire sans Neil Young. Pas seulement en tant que parrain ou grand frère, mais bien en tant qu’acteur. Ragged Glory, c’est comme si Neil Young avait demandé au groupe de se concentrer spécifiquement sur les passages de leurs concerts où la grille d’accord tournait en attendant que le soliste ait l’intuition qu’il fallait conclure. L’album est entièrement constitué de ces envolées qui transpirent à la fois la rage et la confiance. Quand on écoute « Love to Burn », on a déjà en grande partie perdu toute notion du temps avec « Over and Over » qui, comme son nom l’indique, a comme principal objectif de pouvoir continuer sans s’arrêter comme sur le dernier sillon d’un vinyle. A elles deux, elles pourraient d’ailleurs combler toute une face. Si seulement l’album était sorti vingt ans plus tôt, qu’est ce que ça aurait été. On ne nous rebattrai pas autant les oreilles avec le Neil Young acoustique de Harvest. Sauf mon respect, on t’adore, mais pas maintenant, on est là pour mettre tous les potards à fond et jouer jusqu’à perdre l’audition.

Et l’infini, alors ? C’est probablement autour de la moitié de la chanson. On vient de passer le deuxième ou troisième couplet et le solo s’emballe un peu plus que d’habitude (après plus d’une minute quand même) pour aller dans des harmoniques diaboliquement dissonantes avant de s’effondrer dans quelques notes qui paraissent trahir une certaine fatigue. Sauf que là, ça continue. Un nouveau couplet. Puis le refrain. Et encore un solo. Mais plus personne ne chante. On a lâché la rampe, on est clairement en roue libre. Allez me chercher une couverture et de quoi manger, parce qu’apparemment on est là pour un moment et il est hors de question que je parte avant la fin. Parfois j’ai comme l’impression que Ralph Molina entame une transition vers autre chose en modifiant son jeu, mais non, c’est peut-être juste pour éviter de mourir devant ses fûts. Neil Young lui, tient la forme de sa vie. Rarement avare en matière de guitare, il joue de manière totalement décomplexée, comme si le simple fait d’être lui, avec son groupe, et de faire ce qu’il savent faire mieux que tout le monde était suffisant pour justifier d’enregistrer un album. A la fois peu ambitieux et terriblement arrogant, c’est sans doute ici que le rock trouve son expression la plus pure. Et quand on touche à ça, tout disparaît, le temps, l’espace, la beauté et le bon goût. Réduits à l’état animal et dépourvus de raison, on en redemande jusqu’au bout de la nuit. 

 

 

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