Et si... Jimi Hendrix était vivant ?


En quatre albums dont un live et surtout une quantité de concerts ayant fait forte impression, il est clair que la courte carrière de Jimi Hendrix aura marqué son temps et inspiré bon nombre de ses contemporains. De Paul McCartney à Miles Davis en passant par Eric Clapton, son talent de musicien et sa virtuosité ont fait l’unanimité dès son vivant. De là, on peut se poser la question : et s'il n’était pas mort ? Aurait-il poursuivi une carrière à la Miles Davis ou à la Eric Clapton ? 

Une bonne uchronie doit nécessairement faire le point sur le contexte à partir duquel nous faisons diverger l’Histoire. L’année 1969 est déterminante pour notre histoire. Seule année de la carrière de Jimi où il n’a sorti aucun album, c’est pourtant celle qui le voit à la fois dissoudre l’Experience avec qui il avait décollé et rentrer dans la légende avec son concert à Woodstock dont les images resteront à jamais associées à son style ravageur. Côté studio, l’année 1969 n’est pas avare en sorties : les Beatles sortent leur chant du cygne avec Abbey Road, mais c’est une poignée d’albums qui seront déterminants pour la décennie qui s’ouvre. 

Led Zeppelin sort ses deux premiers albums qui achèvent de transformer le revival blues made in Britain en hard rock, dont une des interprétations stylistiques accouchera du glam rock, genre caractéristique des 70’s. Bien que l’évolution du groupe montrera une volonté parfois maladroite d’élargir leur palette sonore, Led Zeppelin restera associé à la naissance d’un rock de stade qui joue le jeu de la surenchère sonore sans jamais se départir de ses racines blues. Autre grand débutant de l’année, King Crimson qui fait passer le rock psychédélique à un autre niveau en transformant les longues expérimentations improvisées du genre en morceaux protéiformes dont la virtuosité instrumentale n’avait d’égale que la complexité des structures. Enfin, la dernière année des 60’s est également celle du premier album des Stooges qui viennent synthétiser tout un pan de l’underground de l’époque et inspirer une génération dont l’avènement devra attendre plusieurs années.

Ayant connu le succès à la faveur du british blues boom et du rock psychédélique, on pourrait penser que Jimi Hendrix aurait suivi après 1970 le même chemin que ses camarades britanniques. Ce serait cependant faire l’impasse sur plusieurs points : à la fois l’héritage du guitariste dans la musique de l’époque et ses propres productions au moment de sa mort. Quand on écoute le hard rock, glam rock ou rock progressif des 70’s, l’influence d’Hendrix y est de plus en plus faible. On peut y retrouver quelques expérimentations d’enregistrement et une certaine technicité guitaristique, mais son alliance inédite d’improvisation constante et de goût très prononcé pour toute forme d’innovation sonore(1) ne trouve pas vraiment d’équivalent par la suite. Il faut donc élargir le champ de vision pour voir les courants sur lesquels son influence a été la plus déterminante, et aller voir du côté de son pays d’origine et de ses premières inspirations: le rythm & blues, la soul et la « black music » américaine. On entend indéniablement son influence dans le jeu de guitare sur Stand ! de Sly and the Family Stone, dont la fusion entre rock psychédélique, soul et funk inspirera rien moins que Miles Davis lors de son virage électrique au tournant de la décennie(2). Dans un autre registre, la guitare électrique sur Hot Buttered Soul d’Isaac Hayes paraît également avoir subi l’influence de Jimi.

Et à écouter quelques passages d’Electric Ladyland et surtout du live avec Band of Gypsys, on se dit que la musique d’Hendrix fait elle-même un pas dans la direction du jazz et du funk. On pense bien sûr à son immense talent rythmique qui le fond parfaitement dans ce genre, mais aussi et peut-être surtout à ses compositions qui s’éloignent de plus en plus du schéma pop-rock classique pour aller vers une alternance riff-chant-improvisation qu’on retrouve surtout dans le jazz. Ce mouvement convergeant entre « black music » et rock l’aurait peut-être conduit à proposer ses services à quelques piliers du genre dans les 70’s comme Funkadelic, dont on sait que son guitariste Eddy Hazel était sous forte influence hendrixienne au moment de sortir Maggot Brain. Et si on peut être surpris de voir un ancien guitar-hero du rock se mettre au service d’un genre radicalement différent de ceux qui voient officier les Jimmy Page, Robert Fripp, Ritchie Blackmore ou Mick Ronson, c’est qu’on a sans doute tendance à oublier certains aspects des carrières de guitaristes solos de la même époque. Ainsi, Frank Zappa et Jeff Beck ont assez tôt délaissé leur milieu de naissance pour produire une musique iconoclaste sans doute moins commerciale (quoique) mais surtout davantage tournée vers la pratique de leur instrument. Sur Over-nite Sensation et Blow by Blow, les deux virtuoses parviennent à faire de la guitare l’instrument principal de genres chez qui elle fait souvent de la figuration. Toujours inspiré par les nouvelles technologies, il n’est pas impossible que l’influence grandissante du rock allemand et notamment le travail de Manuel Göttsching l’incite à des expérimentations sonores qui rendent son jeu méconnaissable.

L’idée d’un chemin où Hendrix incarne toujours un pratique innovante de l’instrument dans des genres différents de ses débuts est pour le moins séduisante. Elle ne l’empêchera pas pour autant d’être balayé comme tous les autres par une série de tremblements de terre sur le monde de la guitare : le punk évidemment, qui crache sur toute forme de technicité instrumentale, mais également le disco et ses héritiers dansants qui enterrent tout à la fois une partie du rock et des musiques noires de la décennie. Quand arrivent les années 80, le seul salut de la guitare est sans doute à chercher du côté du hard et du métal, sur lesquels un certain Eddie Van Halen a fait main basse. Considéré comme un des très grands innovateurs de l’instrument au même titre que Hendrix, on peut se demander si ce dernier n’aurait pas cherché à suivre ses traces. Je pense cependant que le style de musique dans lequel s’exprimait Van Halen n’était pas celui qu’aurait pratiqué Hendrix à ce moment là. Le combat étant perdu d’avance, il poursuivrait son chemin ailleurs.


A partir de cette impasse, notre survivant se trouve devant deux options. La première, qui le rapprocherait de certains des rivaux des débuts comme Eric Clapton, serait de procéder à un retour aux sources en jouant volontairement sur la nostalgie d’une partie de son public pour un style en voie de disparition. On peut alors craindre une série d’albums entre dilution mièvre et auto-parodie, qui à défaut d’inspirer qui que ce soit parmi les musiciens de son temps, aurait sans doute grandement satisfait un public vieillissant, tel le Slowhand de Clapton. A défaut d’avoir pu chiper à Van Halen le rôle de soliste sur le "Beat It" au sucès planétaire de Michael Jackson, il aurait peut-être été invité sur le Let’s Dance de David Bowie en lieu et place de son successeur attitré, qui n’aurait peut-être pas eu le même succès, Stevie Ray Vaughan. Donnant à son public ce qu’il veut entendre, on aurait même pu le voir dans les années 2000 ferrailler avec le prodige John Mayer et monnayer ses piges pour quelques artistes en besoin d’authenticité vintage.

L’autre option est celle d’une certaine forme d’intégrité à défaut d’avoir du succès : regarder toujours vers l’avant pour essayer de trouver quelque chose à dire dans une époque qui ne lui ressemble plus. Chemin choisi entre autres par Miles Davis et David Bowie, rencontrant des succès mitigés. Avec des boîtes à rythmes et synthétiseurs, l’arme fatale du naufrage artistique des anciennes gloires des 60’s, on peine à imaginer que le courageux Jimi soit parvenu à sortir quoique ce soit d’écoutable. Cependant, il est aussi possible d’envisager qu’il mette ses talents aux services du hip-hop qui raffole de ses grooves de la décennie passée. Mort avant d’avoir eu le temps d’enregistré de la musique pouvant être samplée(3), Jimi aurait pu finir sa carrière comme James Brown qui rééditait ses anciens titres pour inspirer les DJ’s et empocher des royalties sur les ventes d’une musique à laquelle il ne participait pas. Peut-être pas aussi cynique, on aurait enfin pu le retrouver dans des tentatives de fusions funk-rock-hip-hop qui ont notamment fait la gloire des Red Hot Chili Peppers, dont les guitaristes Hillel Slovak et John Frusciante ne cachaient pas leur admiration pour lui. Il y a fort à parier que Rick Rubin aurait tenté quelque chose avec lui dans tous les cas.

Épuisé par une carrière déjà longue mais fort d’une expérience indéniable dans les techniques d’enregistrement, son nom se retrouve désormais simplement crédité sur quelques solos ou, pourquoi pas, au titre de producteurs pour des groupes qui tenteraient, une fois de plus, de faire revivre un rock 60’s qui n’en finit plus de se retourner dans sa tombe. Puis, la machine à fric des festivals aurait sans doute flairé le bon coup pour le faire rejouer en faisant payer au prix fort un marketing entièrement nostalgique. A t-on perdu beaucoup avec la mort si jeune de Jimi Hendrix ? Sans doute pas. Mais la curiosité reste insatiable : un artiste aussi exigeant et talentueux que lui aurait-il réussi là où tant d’autres de ses contemporains ont échoué ? 

La plupart des artistes cités peuvent être écoutés ci-dessous:



Une autre chronologie de Jimi Hendrix.

1969 : Concert à Woodstock

1970 : Parution de l’album Band of Gypsys.

1971 : Apparition sur Maggot Brain de Funkadelic.

1972 : Parution du double-album New Rising Sun, confirmant un virage soul-funk-rock, et apparition sur l’album Super Fly, de Curtis Mayfield.

1973 : Apparition sur On the Corner de Miles Davis.

1975 : Parution de l’album Horizons, où s'invitent une pléiade de musiciens rock, jazz et funk comme Shuggie Otis, Jack Bruce, Herbie Hancock, Bootsy Collins, Jack DeJohnette, Benny Maupin mais également des musiciens moins connus comme Tony Allen ou Irmin Schmit. Les fans de la première heure font la moue mais l'album connaît malgré tout un certain succès.

1978 : Parution de l’album Escape, comprenant seulement 4 titres dans un genre où les improvisations blues rock s'étirent sur un décor mêlant jazz, funk et krautrock. Jimi y fait passer sa guitare derrière une telle quantité de traitement synthétiques qu’on ne la reconnaît plus. Echec commercial malgré quelques critiques positives.

1982 : Parution de l’album Handful of Fire, qui le voit revenir à un groupe rock classique. Malgré un succès mitigé, sa reprise de "You Haven't Done Nothin'" de Stevie Wonder tournera régulièrement à la radio.

1983 : Son récent retour à la lumière lui permet de jouer sur "China Girl" de David Bowie et surtout "Modern Love" sur laquelle son solo deviendra culte et permettra à la chanson de se hisser au sommet des charts.

1986 : Parution de l’album Under the Groove, faisant la part belle aux sons synthétiques dans un style rock-FM d’un goût douteux. Échec commercial et critique.

1987 : Apparaît sur l’album The Uplift Mofo Party Plan des Red Hot Chili Peppers.

1989 : Sa chanson "Who Knows" est samplée par les Beastie Boys et le fait entrer dans le monde du hip-hop.

1992 : Parution de l’album Hot and Unchained, produit par Rick Rubin, dans un style funk-rock où interviennent divers M.C. comme Method Man ou Chuck D. L'album rencontre des critiques positives mais ne séduit pas vraiment ni le public rock, ni le public rap.

1994 : Parution de l’album MTV Unplugged, qui connaît un grand succès commercial et dont la réinterprétation de "May This Be Love" apparaîtra sur la bande-originale de Forrest Gump

1997: Un titre oublié de New Rising Sun apparaît dans la bande-originale de Jackie Brown de Quentin Tarantino et le regain d'intérêt pour ses plus anciens albums donne envie à des producteurs de lancer une tournée de concerts.

1999: Parution de l'album Jimi is Alive, compilant un best-of de ses titres enregistrés lors de la tournée.

2000 : Se lance dans une nouvelle série de concerts avec Poppa Chubby et le tout jeune John Mayer intitulée The Holy Trinity of Blues Guitar

2002 : Apparaît sur et co-produit le premier album des Black Keys. 

2004 : Apparaît sur De-loused in the Comatorium de The Mars Volta. 

2007 : Rejoue l’intégralité de l’album Are You Experienced ? à Coachella, avec Billy Cox et Mitch Mitchell. 

2009: John Mayer convainc son idole d'enregistrer un album de blues dans un nouveau trio avec Pino Palladino à la basse et Steve Jordan à la batterie. Excitation et succès chez les amateurs et la presse spécialisée mais l'album passe globalement inaperçu.

2010 : Sa chanson "Foxey Lady" est samplée par Kanye West.

2014 : Met sa carrière en pause pour problèmes de santé.

2019 : Tête d’affiche de la réédition de Woodstock qui a bien lieu grâce à cet évènement, il y donne un concert peu glorieux où ses difficultés à jouer de la guitare peinent les spectateurs.

 

(1): Sur le sujet, deux vidéos extrêmement instructives : What Makes Jimi Hendrix Such a Good Guitarist de Polyphonic et The Guitar Pedals of Jimi Hendrix de JHS. Ce qui amène d'ailleurs un débat de spécialistes: quel matériel aurait utilisé Jimi Hendrix dans la suite de sa carrière ? L'utilisation d'amplificateurs puissants est caractéristique de son style mais pas sûr qu'il ait suivi la course aux armements de la distorsion. En revanche, son utilisation précoce du phasing en studio et son goût pour les effets de modulation en aurait certainement fait un utilisateur du fameux Phase 90 de MXR, popularisé principalement par David Gilmour (sur Wish You Were Here) et Eddie Van Halen. Ensuite, on peut penser qu'il se serait intéressé aux delays compact, qui offrent une possibilité croissante de superpositions sonore, même en live. 

(2): Dans la playlist, le choix s'est porté sur un remix d'une partie du morceau éponyme d'In a Silent Way (intitulé "It's About that Time"). Agrémentée de solos de Carlos Santana, on y entend distinctement l'influence d'Hendrix. 

(3): Hendrix est tout de même samplé à quelques reprises à partir de la fin des 80's, de façon très littérale dans des boom baps typique de l'époque, mais aussi plus subtilement chez les Beastie Boys, au point qu'on ne reconnait que peu des samples utilisés.

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