Comme un air... Algiers / Young Fathers : espaces musicaux non-genrés

Vous voyez plutôt la fusion comme une addition, ou comme un création ? Plutôt salad bowl ou melting pot ? En février, deux groupes ont montré chacun à leur manière qu’on pouvait faire les deux. Quand on pense à l’idée de fusion, les parisiens ont peut-être en tête des restaurants étranges qui proposent le pire et le meilleur de la gastronomie mondiale. On peut aussi penser à de grandes manœuvres juridico-financières entre deux entreprises désireuses d’accroître leur monopole tout en réduisant leurs effectifs. Musicalement, viennent en tête d’innombrables tentatives pour assez peu de réussite. Pas de quoi ouvrir l’appétit au moment de se plonger dans les nouveaux albums de deux groupes connus pour leur goût du mélange. Deux albums foutraques, déroutants, parfois décousus, copieux et sans doute indigestes pour certains, mais surtout, pour filer la métaphore – retour de Top Chef oblige - on cédera pour cette fois au vocabulaire insupportable du monde culinaire en les qualifiant de généreux. Ces deux albums regorgent de sons disparates qui paraissent défiler sans chercher à éviter les bousculades, d’une chanson à l’autre mais surtout au sein d’une même chanson si ce n’est même simultanément. S’affranchir des genres à tout prix, la démarche est certes musicale mais ne cache pas un état d’esprit iconoclaste dont le propos est franchement politique, trait d’union entre deux disques pourtant assez différents. 
 
Trio formé en Ecosse, Young Fathers a vite été étiqueté comme appartenant au hip-hop et, sans avoir jamais réellement été réductible à cela, il s’en est progressivement affranchi au point qu’en écoutant Heavy Heavy on ait davantage envie de parler de hip-pop. D’abord hébergé au sein du label Big Dada plutôt spécialisé hip-hop, le groupe migre chez Ninja Tune, distributeur du label sus-cité, à la suite du succès critique de ses deux premiers albums. Connu principalement comme un des principaux labels de musique électronique, la direction artistique s’est progressivement diversifiée, comme chez les collègues Warp, au point d’être le foyer parfait pour des groupes qui n’aiment pas vraiment faire du surplace, en témoignent les deux premiers albums de Black Country, New Road. A première vue, l’album est très calibré pop du haut de ses 10 titres en une trentaine de minutes, mais c’est négliger la capacité du groupe à synthétiser tout ce qu’il veut en quelques mesures. Déjà, l’alternance couplet/refrain n’est pas toujours respectée au profits de structures évolutives comme sur « Geronimo ». Mais finalement, c’est lorsque la structure est classique que la fusion est la plus éclatante. 

 

Dans « I Saw », on a bien une structure dans les paroles, mais l’interprétation est si radicalement différentes d’une section à l’autre qu’on est bien incapable de l'identifier. C’est comme si on assistait à un défilé continu de refrains qui cherchent chacun à surpasser le précédent. Musicalement, on entre dans une rythmique rock assez heavy telle que pouvait le pasticher Tame Impala dans « Elephant », à ceci près que la batterie martiale accompagne un chant parlé-crié qui, à force d’empilement de choeurs et de bruits divers, nous emmène finalement sur les terres d’Animal Collective. Empruntant à tout le monde toutes les techniques pour créer la musique la plus exaltante possible, Young Fathers réussit à être tout à la fois pop et alternatif, mainstream et underground. Le snob en nous voudrait faire la moue devant ce qui peut apparaître comme un compromis, mais il est trop occupé à s’empêcher de danser en mettant le titre en boucle. 

Quatuor originaire d’Atlanta, Algiers a confronté la plupart des amateurs d’étiquettes à leur impuissance, au point que la meilleure façon de les définir est finalement de s’en tenir au suffixe commun à tout ce qu’on a voulu lui coller : post. La musique d’après quoi, on ne sait pas trop, mais toujours est-il qu’on est vraiment pas certain d’avoir entendu ça avant. On les trouve depuis toujours chez Matador, label estampillé rock qui a sorti quelques chef d’œuvres du genre mais dont on ne peut pas vraiment mettre en avant un goût pour l’expérimentation, sauf son respect. Ainsi on a tendance à penser Algiers comme un groupe vaguement rock, peut-être version indus ou post-punk, qui s’essaierait ici et là à des écarts stylistiques. Il n’y a pourtant plus grand-chose de ces genres là dans Shook. Riche en titres et en invités tout en s’étalant sur 55 minutes, l’album peut impressionner voire décourager. Ce serait pourtant sous-estimer l’intelligence de la construction qui ménage ses temps forts dans une narration bien menée, tout en invitant finalement à picorer les meilleurs titres dans un esprit très « streaming compatible ». 



Parmi ces « bangers », on peut citer « Bite Black », chanson qui empile et mélange rythmique electro-hip-hop, pèches de cuivres, spoken word avant de brusquement s’interrompre et se lancer dans une soul malmenée par une instrumentation rock indus. De quoi donner le tournis et évoquer une chimère monstrueuse, et pourtant on entend finalement rien d’autre qu’un groupe qui sait exactement ce qu’il doit demander à ses invités et emprunter à ses influences pour produire son propre son. Une fois de plus, c’est dans un format plus standard que l’émulsion est la plus réussie. Sur « I Can’t Stand It », le chanteur de Future Islands Samuel T. Herring – déjà pas évident à étiquetter – vient poser sa voix sur une musique qui n’hésite à reprendre la plupart des codes du hip-hop de la décennie passée avec ses samples de voix hachés sur un beat qui ne veut surtout pas être trop old-school. A la rigueur on se satisferait déjà de ça, sauf que le refrain nous envoie de nulle part une guitare qui nous renvoie directement en territoire rock pour un effet terriblement pop. On a l’impression de s’être fait berner depuis le début, comme un illusionniste qui attire notre attention sur un détail pour mieux nous surprendre. Ici aussi, ça fonctionne, en grande partie grâce à un chanteur déjà habitué à guider l’oreille des auditeurs sur des chemins de traverses. Tout ce petit monde enchanteur s’effondre pourtant subitement dans une conclusion anxiogène marquée par la voix éraillée de Jae Matthews, chanteuse de Boy Harsher chez qui le noir est déjà la couleur dominante. Nous voilà donc dans un état de sidération parfaitement inattendu, perdus entre des émotions contradictoires. Et tout ça dans un timing parfait pour passer à la radio. On doute pourtant que beaucoup d’entre elles se risquent à surprendre leurs auditeurs de cette façon.

Alors, plutôt addition, ou création ? Sans doute les deux, et dans tous les cas, la fusion est ici certainement récréative. Il faut avoir le goût de l’aventure, ne pas hésiter à se tromper, à risquer de s’affaiblir même. Tels Goten et Trunks dans la salle de l’Esprit et du Temps, la fusion est un exercice difficile mais tellement satisfaisant lorsqu’il réussit. Je ne sais pas si on a besoin d’en avoir davantage, mais on ne peut que se réjouir d’entendre des explorateurs nous faire découvrir, enfin et à leurs risques et périls, des espaces musicaux non-genrés.

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