Model/Actriz : Eros et Thanatos

Model/Actriz - Dogsbody (True Panther, 24 février 2023)

 
Les choses sont parfois si évidentes qu’on pourrait presque en être effrayé. A l’heure des intelligences artificielles, c’est avec un désir mêlé de crainte qu’on s’approche d’un objet qui paraît avoir été conçu spécifiquement pour vous plaire. Désir d’être potentiellement touché par une épiphanie, de connaître un bouleversement émotionnel comme on sait qu’ils peuvent arriver parfois, et cependant crainte que tout ceci soit trop beau pour être vrai, que le tout soit inférieur à la somme des parties et que, peut-être, à force de trop le vouloir on se prive de la révélation tant espérée. De retour après presque trois ans de silence depuis leurs premiers singles prometteurs, c’est dans cet état d’esprit qu’on accueille le premier album de Model/Actriz, groupe new-yorkais adoubé par une partie de la critique américaine et cité régulièrement comme une des sensations à venir en 2023.

La recette est simple et déjà connue : les guitares ne cherchent surtout pas à ressembler à des guitares et ne sont là que pour écorcher chaque chanson de sons tranchants dans une démarche proche de la no-wave. Entre impressionnisme sonore anxiogène et couche de percussions stridentes, nos instruments mélodiques ne le sont finalement que très peu. On se tourne donc vers la section rythmique pour trouver un refuge à ce chaos organisé, mais ces derniers ont un tout autre objectif : animer la carcasse sonore de pas de danse frénétiques, rejoignant ainsi un esprit dance-punk tout aussi new-yorkais. Sans repères, c’est donc la voix du chanteur Cole Haden qui nous guide dans un style incantatoire tout à fait post-punk, à grands renforts de références post-modernes et de métaphores sexuelles plus ou moins explicites. La recette est donc simple, déjà éprouvée et peut sans doute sembler répétitive aux oreilles de certains. Sauf que voilà, elle est parfaitement dosée et interprétée avec une force qui dépasse l’entendement. Même les connaisseurs des quelques titres déjà publiés par le groupe avant cet album doivent se rendre à l’évidence : Dogsbody tape beaucoup plus fort et atteint des sommets qu’on ne soupçonnait pas en se jetant tête baissée dans la danse macabre de son rock merveilleusement dégénéré. Comme si LCD Soundsystem organisait un DJ Set pour la réouverture du CBGB’s, on y entend tout l’héritage de l’underground new-yorkais des quarante dernières années, fièrement revendiqué mais sauvagement charcuté pour n’en garder qu’une moelle ressuscitée par des pulsations discoïdes. 


Tout est donc là pour avoir au moins de bonnes chansons, mais Dogsbody a une qualité rare, celle d’être un album bien pensé, conçu comme une œuvre à part entière et pas uniquement comme une compilation. Vous pouvez tomber amoureux de Model/Actriz en tombant par hasard sur « Mosquito », mais certains titres n’atteignent tout leur potentiel qu’en tant que partie d’un ensemble pensé pour en tirer le maximum. L’ouverture sur « Donkey Show » revitalise cet art perdu de soigner ses débuts d’albums comme si la cérémonial de poser délicatement le sillon sur le disque et attendre fébrilement d’en connaître le contenu était encore d’actualité. Mais c’est plus tard sur l’enchaînement « Crossing Guard » et « Slate » que l’album atteint, déjà, son sommet. Le premier titre est paru en single et résume parfaitement ce qu’on peut attendre du groupe. Strident et dansant, citant aussi bien William Turner que Lady Gaga, on touche ici à la quintessence de cette tension entre rébellion et conformisme, entre postures snob et péchés mignons assumés. On est bien dans de la musique du XXIe siècle. S’évanouissant gentiment dans le bruit, la chanson est pourtant relancée par la suivante qui en reprend un bonne partie des bases harmoniques mais se charge cette fois ci d’accentuer la pression rythmique jusqu’à libérer enfin le déluge bruitiste dans un final saisissant mais terriblement addictif. Cette face A, puisqu’il convient de l’appeler ainsi, s’achève avec un morceau plus atmosphérique qui, sans être époustouflant, ne pouvait pas être mieux placé qu’ici. Le manège repart pour un tour avec trois titres qui reprennent le flambeau en accentuant encore la dynamique entre temps forts et temps faibles, si c’était possible. Les embardées les plus lourdes de « Pure Mode » contrastent avec les passages presque a capella de « Amaranth » et « Maria » pour un ensemble qui parvient à trouver de la nuance et de la complexité dans une mécanique pourtant déjà bien sollicitée. Omniprésent depuis le début du disque, le tapage rythmique protéiforme s’estompe et s’éteint pour laisser passer quelques éclaircies comme « Sun In », le titre final qui conclut l’album dans un moment de beauté mélancolique. Bien que traversée par de multiples effets, la guitare s’y fait enfin mélodique et ne nous donne qu’une seule envie : tout recommencer pour ressentir à nouveau cette sérénité qu’on ne pensait pas voir apparaître sur un tel album.

Les choses sont donc parfois évidentes, mais finalement avec Dogsbody, Model/Actriz ne fait pas tout à fait ce à quoi je m’attendais. Effrayant dans sa noirceur et d’une beauté hypnotique qu’on n’anticipe pas, l’album déjoue les attentes pour révéler sa force là où on ne l’attendait pas. Compte tenu des influences à l’oeuvre, il serait sans doute présomptueux de dire que le tout est supérieur à la somme des parties, mais il est au moins à la hauteur des ambitions de renouvellement d’un genre qui n’avait peut-être pas connu pareille réussite depuis plusieurs années. 
 

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