Moi je dis ça… Rob Gordon a des goûts très discutables


Dois-je présenter High Fidelity ? Roman culte de n’importe quel gars aussi préoccupé par ses errances sentimentales que par la taille de sa discothèque, il a révélé au monde la psyché tourmentée des mélomanes dans lequel la plupart des aspirants rock-critic que sont les blogueurs se sont certainement reconnus, au moins en partie. Parmi les traits de caractère les plus communs et les plus faciles à apprivoiser, cette satanée manie de faire des top 5 pour n’importe quoi est celle à laquelle je cède le plus souvent. Assez nombreux dans le roman, ils constituent à la fois le gimmick et le fil rouge du monologue interne de Rob Fleming, propriétaire de Championship Vynil, un magasin de disques à Londres. Sans considérer que le film est meilleur que le roman, quand bien même il parvient à incarner aussi bien que possible des personnages dont on aime plus les défauts que les qualités, c’est cependant vers lui que je me tourne aujourd’hui. L’action a été déplacée à Chicago, et Rob s’appelle désormais Gordon. Nous sommes à la fin des années 1990, et, parmi les nombreuses peines que rencontre un personnage qui ne manque pas de s’en lamenter, il y a la question posée naïvement par une journaliste : « Quels sont vos 5 chansons préférées ? ». Pour quelqu’un comme Rob, et donc un peu pour nous, cette question n’est pas une question. C’est une invitation. C’est l’opportunité de résumer tout ce qu’on est et tout ce qu’on veut être, c’est définir nos goûts et donc, dans un geste bourdieusien, notre identité. Et là, désolé de vous le dire, mais Rob Gordon a des goûts bien étranges.

Commençons d’abord par mettre à plat les règles. Faire un top 5, ce n’est pas faire un top 5. N’importe quel amateur de musique en est parfaitement incapable. Ni de choisir 5 titres parmi ceux qu’il préfère, ni de les classer, loin s’en faut. Faire un top 5, c’est choisir 5 fois une information que l’on veut donner au monde sur ce que nous sommes. Il ne faut donc surtout pas choisir 5 fois la même chose, le même artiste, la même époque, le même sous-genre. Il faut au contraire adopter 5 points de vue différents qui, rassemblés en une liste, donnent une représentation en trois dimensions de nous-même. De plus, faire un top 5, ce n’est pas choisir 5 titres juste parce qu’on les aime. Puisqu’il s’agit d’établir un testament aux yeux du monde et plus précisément de ceux qui peuvent le décoder, il faut choisir 5 titres, pas uniquement parce qu’on les aime, mais pour ce qu’ils affirment comme positionnement vis-à-vis de ce monde. Puisque « nos goûts sont des dégoûts », nous devons penser chaque titre comme signifiant l’appartenance à un groupe, et la non-appartenance à un autre. Rob Gordon sait tout cela.

Voici sa première liste. Spontanée, peu réfléchie, sans doute motivée par un certain snobisme vis à vis de son interlocutrice dont il méprise un peu l’inculture et qu’il veut impressionner voire séduire, elle est à considérer comme un brouillon. D’ailleurs, elle comprend huit titres. 

- « Sin City », the Flying Burritos Brothers (1969), citée comme une évidence 

- « New Rose », the Damned (1976)

- « Hit It and Quit It », Funkadelic (1971)

- « Ship Building », Elvis Costello (1983) (« version japonaise sans les cuivres ») 

- « Mystery Train », Elvis Presley (1955)

- « Spaced Cowboy », Sly and the Family Stone (1971), citée comme « un peu discutable »

Les deux dernières sont ajoutées bien qu’il sache déjà qu’il a dépassé le quota :

- « Summertime Blues », Blue Cheer (1968)

- « I Am the Upsetter », Lee « Scratch » Perry (1967)

Que nous dit donc cette liste ? Déjà que Rob Gordon est bien de son milieu et de son époque, à savoir un Américain ayant grandi dans les années 70. Exceptée « Mystery Train » qui est un standard, toutes les chansons sont sorties entre 1967 et 1983, et seulement trois ne sont pas originaires des Etats-Unis. Ensuite, on voit bien que Rob est un habitué de l’exercice : ses choix spontanés respectent la règle des points de vue différents. Notre bonhomme connaît sa personnalité musicale, qui tient en quelques points : des genres bien ancrés dans l’imaginaire américain, en prenant soin de n’être ni trop blanc (country, rockabilly) ni trop noir (soul, funk) et un goût prononcé pour la scène punk entre fin 70’s et début 80’s, probablement liée à son adolescence. Respect des anciens, attachement sa propre histoire, goût pour la modernité, il coche toutes les cases du parfait mélomane. Reste à faire son choix parmi ces vastes tendances.

- « Sin City » est déjà un choix étonnant. Présentée comme un classique, c’est pourtant une chanson qui n’est pas a priori la plus évidente pour les Flying Burrito Brothers, qui sont eux-même un groupe sans doute choisi pour cette volonté de dresser un pont entre les genres. Choix étonnant donc, mais très bien pensé.
- « New Rose » est beaucoup plus évident, du moins du point de vue d’un music snob. Un des tous premiers singles punk sans être le plus connu, il permet à la fois de se rallier à ce mouvement sans pour autant aboyer avec la meute des Sex Pistols.
- « Hit It and Quit It » est également un choix bien réfléchi. Chanson la plus funk d’un album qui cherche pourtant à être plus rock et psychédélique, elle montre une ouverture culturelle et raciale – ce qui n’est pas rien aux Etats-Unis – sans totalement paraître incongrue. 

Ces trois chansons suffisent déjà à clarifier les goûts de Rob. Ses goûts oui, mais pas sa personnalité. Il lui faut donc ajouter des titres agissant sur l’interlocuteur comme des adjectifs qui viendraient préciser une description pour l’instant sommaire. 

- Avec « Shipbuilding », Rob s’abandonne au snobisme pur. Composition piano vaguement jazz d’un artiste ayant émergé lors du mouvement punk, c’est le coup classique de citer un titre inattendu d’un musicien connu. On y entend autant le goût pour les ballades que la fierté d’être capable de citer des épisodes méconnus dans une discographie abondante. La mention « version japonaise » est le dernier clou de l’édifice, sans doute inutile mais qui fait son petit effet. 

- C’est un peu le même processus qui conduit à citer « Mystery Train », single connu d’un chanteur populaire, sans être le choix le plus évident. Suivant Elvis Costello, ce choix agit comme l’affirmation que Rob peut citer n’importe quelle chanson de n’importe quel artiste, et qu’il n’est pas du genre à s’enfermer ni dans le snobisme sectaire, ni dans le mainstream pour ménagère. 

- On sent que Rob avait quelque chose à dire avec « Spaced Cowboy », qui en tant que tel n’apporte rien de plus à la liste, mais il se fait couper la parole avant de le développer. 

- A partir de là, autant jeter les dernières touches du tableau impressionniste dans un dernier éclat. Pour ce faire, une version hard-rock du classique « Summertime Blues » est sans doute volontairement là pour contraster avec « Mystery Train », comme pour échapper à toute classification et se montrer simultanément conservateur et iconoclaste. Quand à « I Am the Upsetter », on y lit la volonté de montrer une ouverture sur ce qu’on pourrait appeler les « musiques du monde », mais toujours en évitant l’évidence. Il est clair que Rob ne veut pas juste citer du reggae, il veut citer un pionnier de la musique jamaïcaine qu’il a certainement connu via les Clash.

On retient finalement de cette liste, comme on pouvait s’y attendre, la volonté de montrer un certain éclectisme mais surtout de passer pour quelqu’un de pointu et d’inclassable, ce qui est finalement assez proche de son personnage. Et pourtant, une simple discussion va l’amener à produire une toute autre liste, plus réfléchie, pensée pour être définitive : 

- « Let’s Get it On », Marvin Gaye (1973)

- « Sound and Vision », David Bowie (1977)

- « Dirty Water », The Standells (1965)

- « Dancing Barefoot », Patti Smith (1979)

- « Me and My Baby Brother », War (1973)

- « Grandma’s Hands », Bill Withers (1971)

On y retrouve les mêmes tendances. Parité entre « musiques noires » et « musiques blanches », attachement à la scène musicale de la fin des 70’s, goûts situés entre le rock et la soul. A l’exception de « Dirty Water » qui sert de caution rock snobinarde, les choix sont ici plus communs et reflètent moins l’envie d’en mettre plein les yeux. On retrouve ce goût du contrepied en citant une des chansons les moins commerciales de Bowie, mais côté Patti Smith on reste dans le relativement attendu. On sent finalement une tension entre la profonde affection pour certaines chansons et l’image sans doute trop lisse que celles-ci renvoient. Le fait que cette liste ait été faite quasiment seul quand l’autre était improvisée face à quelqu’un est finalement très probant, et comme le dit Rob lui même : on ne choisit pas la même musique pour soi que pour les autres.

La deuxième liste proposée est davantage de l’ordre du jeu, et s’adresse à un public averti. Entouré par ses amis/employés/clients, il s’y lance pour se distraire, sans réelle conviction, « feeling kinda basic », mais sachant que ses choix seront cette fois ci scrutés de près. Et, autant je n’avais pas grand-chose à reprocher sur les premières, autant ce top 5 « Side One, Track One » est assez décevant.

- « Janie Jones », The Clash, dans The Clash (1977) 

- « Let’s Get it On », Marvin Gaye, dans Let’s Get it On (1973) 

- « Smell Like Teen Spirit », Nirvana, dans Nevermind (1991) 

- « White Light/White Heat », The Velvet Underground, dans White Light/White Heat (1968) 

- « Radiation Ruling the Nation », Massive Attack, dans No Protection (1995)

 
 
Toujours ce soin à bien faire figurer au moins deux genres différents, on retrouve ainsi « Let’s Get it On », qui est de toute façon cité régulièrement comme étant un des disques préférés de Rob, si ce n’est son préféré. Mais en comparaison avec les listes précédentes, certains choix peuvent malgré tout être discutés, d’autant plus que ce top 5 invite à davantage d’objectivité.

- « Janie Jones » est sans doute une évidence pour Rob, et pour quiconque porte le punk dans son coeur. Je lui préfèrerai personnellement « London Calling » bien que ça ne soit pas tellement plus aventureux. On voit bien ici qu’il ne se prend pas la tête et prend simplement son album préféré de son groupe préféré d’un de ses genres préférés. Il aurait pu se démarquer un peu en allant piocher du côté d’autres groupes de l’époque cités dans le film, comme « Neat Neat Neat » de The Damned ou « Suspect Device » de Stiffe Little Fingers. 

- « Smell Like Teen Spirit » est, à juste titre, le titre qui suscite de Barry le commentaire « Oh non Rob, ce n’est pas encore assez obvious [au sens de facile, paresseux] ». Et on a envie d’abonder dans ce sens. Bien que l’album n’ait pas encore 10 ans au moment du tournage, le single inaugural est devenu si rapidement l’hymne du grunge qu’on a aucune peine à imaginer que n’importe quel magazine le placerait dans son propre top 5. Et, pour aller plus loin, que c’est décevant de voir ce titre cité par quelqu’un qui ne paraît pas spécialement branché grunge. Quitte à rester dans le genre, on préférerait citer « Them Bones » d’Alice in Chains ou « Cherub Rock » des Smashing Pumpkins. Mais passons. 

- « White Light/White Heat » est à la fois un choix paresseux et pourtant assez bien trouvé. Paresseux parce que tiré d’un groupe chouchou de n’importe quel rock-critic, mais bien trouvé parce que ce n’est ni « Sunday Morning », ni « Candy Says ». C’est juste ce titre assez banal pour du Velvet dans un album qui ne l’est franchement pas, c’est cette fine ligne de crête entre le versant rock unanimement apprécié et celui, beaucoup plus clivant, de l’insupportable arrogance d’un groupe qui n’a jamais aimé plaire. Un choix surprenant, volontairement provocant sans doute, qui suscite d’ailleurs une moue dégoutée de Barry, mais qui me paraît malgré tout un peu facile. White Light/White Heat c’est un peu la provocation musicale pour les nuls, et il y a sans doute moyen de trouver quelque chose de plus subtil. 

- « Radiation Ruling the Nation » est le dérapage fatal. Barry lit clair dans le choix de son patron : il s’agit bien évidemment de glisser comme si de rien n’était un titre récent et méconnu dans une liste somme toute classique. C’est une affirmation de sa propre modernité tout en étant une prise de position: insérer ce titre parmi les autres, c’est quelque part valider son importance et prendre le risque de sanctifier un album récent. Mais enfin, pourquoi ce titre précis pour accomplir cet office ? Rien ne va. Déjà, c’est issu d’un album qui remixe, avec un certain talent mais pas de quoi s’extasier, un de mes albums préférés de Massive Attack, et un de leur meilleur. Groupe qui est d’ailleurs un des meilleurs pour ouvrir ses albums par de merveilleuses chansons. Le choix de l’originale « Protection » aurait donc largement suffi. Et quitte à citer du récent, pourquoi pas « Angel » sur Mezzanine, tout juste sorti ? Pour ma part, je me serais évidemment tourné vers « Mysterons » sur le Dummy de Portishead. Rob fait ici un choix précipité qui a pour triste conséquence de ridiculiser toute la liste.

Mais ne soyons pas seulement critiques. Soyons productifs, prenons des risques. Si l’on s’en tient à la méthode de Rob, voici la recette pour un top 5 « Side One, Track One ». 

- deux disques chouchous, assez communément appréciés, dans des genres différents, pour dresser un rapide portrait de l’auteur 

- un disque parfaitement évident pour ne pas paraître trop snobinard 

- un disque un peu controversé pour donner un peu plus de caractère 

- un disque récent, plutôt à la mode, pour montrer qu’on est capable de sortir des classiques 


 

Voici donc ma liste :

- « Disorder », Joy Division, sur Unknown Pleasures (1979)
Introduction de batterie, riff de basse, rien de mieux pour démarrer un album qui, dès les premières minutes, est déjà en train de bouleverser la musique de son époque.

- « Everything In Its Right Place », Radiohead, sur Kid A (2000)
Merveilles d’accords de synthétiseur sur lesquels arrivent des voix triturées avant que Thom Yorke ne se lance dans le cryptique «Yesterday I woke up sucking a lemon». Vous savez au bout d’une minute que le groupe ne se contentera pas de capitaliser sur ses succès.

- « Like a Rolling Stone », Bob Dylan, sur Highway 61 Revisited (1965)
Un coup de caisse claire, et la machine folk-rock du Dylan électrique irradie les ondes dans ce qui est probablement la meilleure chanson du meilleur album d’un des artistes les plus importants du XXe siècle. C’est tout.

- « Only Shallow », My Bloody Valentine, sur Loveless (1991)
Quatre coups de caisse claire ultra compressés et le déluge s’abat sur nos oreilles. On est bien en peine de discerner quelque chose dans ce bruit qui ne manquera pas de faire fuir, mais pourtant c’est bien le point de départ d’une autre façon de faire de la guitare, et donc du rock, qui commence.

- « Let it Happen », Tame Impala, sur Currents (2015)
Tout est là dès les premières mesures : le synthétiseur qui a remplacé la guitare, la batterie minutieusement enregistrée, le riff de basse pour l’instant noyé dans le mix. Ensuite, on tournera les faders quelques fois pour jouer aux montagnes russes tel un DJ en transe et finalement faire décoller la foule. Rien de ce qui suit dans l’album ne sera vraiment aussi bon, mais quelle ouverture.

Après moi, je dis ça, j'ai peut-être aussi des goûts très discutables.

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