Boygenius : le retour des filles prodiges

boygenius - the record (Interscope, 31 mars 2023)

Je sais que j’ai une fâcheuse tendance à laisser des vides. Avant cette année, le dernier article de ce blog était mon bilan de l’année 2017. Je n’avais pas encore 30 ans, et on était parfaitement outrés de la présidence Trump pendant que tous les médias internationaux saluaient la modernité de notre jeune président. La vague #MeToo venait tout juste de partir sans qu’on en mesure encore à quel point elle allait transformer radicalement toutes les relations personnelles dans tous les milieux, artistiques, politiques et professionnels. En 2017, aucun média conservateur n’était paniqué à l’idée du mot « woke », on ne savait pas encore ce que c’était d’être « cancel » et on ne voyait pas de problème particulier avec le mot « boomer ». Et donc, ce bilan était plus couillu que la terrasse d’un bar PMU : en 23 artistes cités, seulement deux femmes : Julien Baker, et Courtney Barnett qui partageait l’affiche avec le bien-aimé Kurt Vile. L’année précédente, pas mieux. Si je devais refaire ce bilan aujourd’hui j’y ajouterai probablement le deuxième album de Big Thief, et le premier de Phoebe Bridgers. Mais voilà, ne refaisons pas l’histoire. Je suis un homme qui aime le rock à guitares, instrument et genre qui tient assez souvent du boy’s club. Sauf que ça, c’était avant.

Depuis, le rock déjà pas tellement en forme s’est fait largement submerger par des genres qui ont mieux compris que lui les changements à l’œuvre dans la société et l’industrie musicale. Paniquée, la critique musicale s’est plus ou moins convertie au poptimisme en réévaluant la musique mainstream pour tenter de rester pertinente à une époque de plus en plus réfractaire au jugement de valeur et de moins en moins capable de distinguer un artiste de sa « communauté ». Et dans ce tourbillon, on avait bien du mal à repérer des groupes de rock à l’ancienne. Si on regarde désormais tout ça avec un peu distance, on doit pouvoir le dire sans trop de doute : aujourd’hui le rock doit être woke ou mourir. Et en 2023, un seul groupe réellement neuf fait monter la hype autour de lui : boygenius. Trois femmes ayant choisi un nom se moquant ouvertement du comportement des musiciens masculins un poil mégalomaniaques qui les ont précédé. Leur premier EP du même nom sorti en 2018 était déjà très réussi mais était plus ou moins passé sous les radars. Autour de Julien Baker, qui avait déjà atteint une petite notoriété, on voyait Lucy Dacus, pas vraiment la plus connue des chanteuses indie-folk, et une jeune blonde prometteuse, Phoebe Bridgers. La pochette imitait celle de Crosby, Stills and Nash avec une arrogance ironique mais finalement symptomatique de l’ambition du groupe. Mais en 2020, Phoebe Bridgers s’est fait un nom bien au-delà de la scène indépendante et il est désormais beaucoup moins ironique de comparer le projet boygenius à leurs illustres aînés. Mort en début d’année, David Crosby s'était illustré ces dernières années par une surprenante capacité à briller sur les réseaux sociaux dans le style provocateur et goguenard qu’on pouvait attendre d’un hippie californien rescapé des 60’s. Incarnation du boomer qu’on admire mais qui peut vite fatiguer, il devait régulièrement ferrailler avec une certaine Phoebe Bridgers, anti-Trump, bisexuelle assumée, militante pour Black Lives Matters et les droits LGBT, et enfin partiellement à l’origine de la mise au ban du plus nostalgique des musiciens de l’époque, son prolifique dylanophile ex-compagnon, Ryan Adams. Tous les grands bouleversements du rock ont eu leurs visages féminins, mais cette fois ci ce n’est pas juste une caution ou une preuve de diversité, les femmes sont presque aussi présentes et récompensées dans ces genres auparavant très virilistes. 
 

En ce début d’année 2023, boygenius est donc réellement un supergroupe, et probablement le seul groupe récent se revendiquant ouvertement de l’indie-rock à l’ancienne dont la carrière suscite un peu d’excitation dans la presse spécialisée. A ce niveau d’alignement des planètes et de concordance entre l’image d’un groupe et les aspirations de son époque, la pression est même presque un peu forte sur les pauvres épaules de ce qui n’est rien de plus qu’une bande de trois copines heureuses de faire de la musique ensemble. Que ce soit dans l’a cappela introductif « Without You Without Them », dans l’émouvant « We’re in Love » ou dans le clip façon film de vacances de « Not Strong Enough », the record célèbre avant tout l’amitié et une certaine forme de sororité. Nul besoin de trop en faire dans les postures progressistes, la simple esthétique d’une bande de filles sans aucun complexe suffit à sous-entendre le message que tout le monde a du reste bien compris. N’ayez donc pas crainte, nous ne sommes pas face à un manifeste de modernité un peu factice mais simplement devant un très bon album qui revisite avec un point de vue contemporain des genres et des ficelles de composition bien connus, sans d’autre prétention que de faire ce qu’on a aimé chez tant d’autres autrefois. Sur « Satanist », un des moments les plus réussis de l’album, les trois jouent justement des postures un peu artificielles qu’on peut se donner pour n’en retenir que le désir de fuir la solitude à tout prix. Avec « $20 » et « Anti-Curse », les moments les plus rock de l’album ne sont pas les plus éblouissants mais sont systématiquement servis par des paroles au minimum intéressante. Point fort de l’album, cette écriture atteint son sommet sur le single « Not Strong Enough », à la production sans doute un peu lisse mais interprété d’une façon totalement addictive. Un tube en puissance, à une autre époque. Foutue époque.

Les moments les plus forts de l’album sont probablement à chercher dans les temps calmes, comme le déchirant « Emily, I’m Sorry » qui n’aurait pas dépareillé sur le Punisher de Phoebe Bridgers. Sous influence de Paul Simon, « Cool About It » est une remarquable balade folk à trois voix disséquant la fin d’un amour, sujet évoqué en des termes qui laissent le plus transparaître la fibre politique de leurs autrices dans la magnifique conclusion « Letter to and Old Poet ». Sur ces trois titres, le groupe touche du doigt la plus parfaite symbiose entre ses trois membres et l’incarnation la plus forte de ce qu’on peut attendre d’un groupe de filles en 2023. Sans complexe et sans prétention donc, avec une assurance qui confine parfois à la facilité, the record n’est peut-être pas tout à fait à la hauteur de la hype, mais boygenius est largement à la hauteur de son statut et c’est sans doute une des meilleures collections de chansons indie que vous entendrez cette année. Ce qui est déjà pas mal et, pour quelqu’un comme moi qui s’évertue à vouloir passer pour éclectique en ne voulant finalement rien d’autre que réécouter toujours la même chose, c’est tout à fait satisfaisant. Et depuis 2017 j'ai finalement un peu changé moi aussi et je dois avouer que Phoebe Bridgers, Julien Baker et Lucy Dacus sont devenues des doudous contre lesquels je me blottis sans honte.
 

 

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