Comme un air... David Bowie, génie éclectique et chromatique

Vous préférez être vu comme génie sans être compris ou connaître le succès en passant pour un opportuniste ? Estimé de votre mort ou critiqué de votre vivant ? David Bowie, lui, a fait les deux.

Personnage complexe au point de rendre vaine toute tentative de synthèse, Bowie a je crois dû composer toute sa vie avec une certaine incompréhension. Ambitieux et d’une curiosité sans limites, son talent et son originalité ont, à leur époque, toujours été perçus à l’aune de son succès. Encore aujourd’hui, les exégèses de Bowie paraissent lui accorder plus de crédit dans ses relatifs échecs commerciaux que dans ses heures de gloire. Parmi son œuvre, un album concentre l’attention en ce qu’il est trop parfait pour être unanimement apprécié, et trop singulier pour être négligé : on parle bien sûr de The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars. Album concept un peu puéril sans doute, pinnacle intouchable du glam rock dans tout ce qu’il a d’excessif et de ridicule, incarnation la plus populaire d’un Bowie qui s’en est pourtant rapidement détaché et, musicalement, sommet créatif d’un groupe qui se paye le luxe d’être merveilleusement produit. Trop évident et peut-être trop facile d’accès, on lui préfère parfois, et j’avoue suivre cette voie, ses successeurs Station to Station et Low, ou peut-être dans une autre forme de snobisme, son prédécesseur un peu décousu Hunky Dory. Des cadets, on est impressionné par la diversité des influences et la facilité avec laquelle Bowie se fond dans chacune d’elle pour incarner un nouveau personnage unique en son genre, tout en ergotant sur l’aspect un peu aride et parfois provocateur de certains choix musicaux pas vraiment taillés pour plaire à tout le monde. De l’aîné, on célèbre la maturité éclatante des compositions, la production déjà impeccable de Ken Scott et encore une fois la richesse des styles, bien que la principale critique soit toutefois que les ficelles qui les animent soient parfois grossières. 
 

On trouve tout cela dans Ziggy Stardust sans pour autant sans rendre compte. Dans son livre Rainbowman(1), le journaliste Jérôme Soligny raconte méticuleusement toute la vie de Bowie à chaque phase d’enregistrement et de tournées, de ses débuts jusqu’à Scary Monsters. On y apprend où il habite, comment il voyage, avec qui il travaille et ce qu’il sait jouer comme accords à la guitare. Mais surtout, on apprend ce qu’il lit, ce qu’il écoute et ce qu’il va voir comme concerts. De cette montagne d’informations ressort le portrait d’un homme ambitieux, parfois d’une assurance qui froisse ses collaborateurs, mais surtout d’un homme curieux de tout, capable de s’intéresser au rock le plus populaire comme à l’art contemporain le plus hermétique. Un homme fasciné par les génies dont il pense sans doute faire partie, mais qui ne manque jamais une occasion de les rencontrer, de discuter avec eux et de leur rendre hommage. Jusqu’à Ziggy Stardust, ses lubies sont si prégnantes qu’on pense toutes les connaître, et les quelques emprunts appuyés à ses muses peuvent nous paraitre comme autant de preuves que Bowie tient davantage du brillant pasticheur que du génie. Pourtant il y a du génie à savoir aussi facilement naviguer dans un tel maelstrom d’influences hétéroclites, et ces dernières sont loin de se limiter aux clin d’oeil les plus visibles de sa discographie.

De toutes les révélations que fait le livre de Soligny sur Bowie et qui éclairent le contexte de composition de nombreuses chansons, la plus probante et la plus renversante me paraît être celle sur « Rock n’ Roll Suicide ». Conclusion parfaite d’un album parfait, la chanson était également l’épilogue des concerts de la tournée jusqu’à cette fameuse interprétation où Bowie met fin à son personnage en 1973. Sans doute une des chansons les plus caractéristiques du style Bowie, dans sa construction comme dans son interprétation, elle doit pourtant beaucoup à quelques influences pas spécialement évidentes au premier abord. 
 

La première fait quasiment office de citation pour qui est capable d’en remonter le fil, et nous vient de la fascination de Bowie pour Jacques Brel. Ce goût pour le chanteur belge est assez documenté, que ce soit par les reprises qui émaillaient les concerts des Spiders from Mars (« Amsterdam », « My Death ») ou par les témoignages racontant les rendez-vous manqués entre les deux chanteurs lorsque Bowie vient en France dans les années 1970. Preuve d’une certaine ouverture d’esprit, on ne saurait pas tellement quoi faire de cette information pour analyser le style Bowie de l’époque, si ce n’est pour y trouver une certaine théâtralité de l’interprétation. C’est tout à fait cela que le britannique avait en tête lorsqu’il enregistre « Rock n’ Roll Suicide », qui doit être une conclusion grandiose digne de la mort du personnage qu’il incarne dans l’album. Mais cette vision dramatique de Brel ne lui vient peut-être pas vraiment du chanteur lui-même, mais plus probablement de la comédie musicale Jacques Brel is alive and well and living in Paris, énorme succès à Londres à partir de 1966 et qui contribua à faire connaître le répertoire de Brel outre-Manche. Les chansons sont adaptées et traduites par Mort Schuman, qui est d’ailleurs crédité dans les reprises que Bowie enregistrera. Parmi toutes ses chansons, la reprise de « Jef » est renommée « You’re Not Alone », et se voit quasi ouvertement citée dans la chanson de Bowie sans pour autant être créditée ainsi. Cet emprunt peut paraître un peu gonflé mais fait selon moi tout le sel des compositions de Bowie : totalement dans leur époque tout en puisant leur inspiration dans l’insatiable curiosité artistique de leur auteur pour repousser beaucoup plus loin que ses congénères le carcan stylistique du rock. Ainsi, la chanson française, le cabaret allemand et divers courants esthétiques de l’art contemporain feront de Ziggy Stardust à la fois le symbole du glam et l’exception qui confirme la règle. 


La deuxième influence procède de la même volonté de grandiloquence mais dans un registre totalement différent, et tient finalement en un seul mot : chromatisme. Pour les néophytes de la théorie musicale, un chromatisme est une succession de notes séparée d’un demi-ton, soit le plus petit intervalle possible dans la musique occidentale. Cette progression linéaire conduit le plus souvent à utiliser des notes dites non-diatoniques, c’est à dire « fausses » dans la tonalité du morceau, mais qui produisent justement un effet de surprise, notamment quand elles sont utilisées par la basse pour relier deux accords. C’est un gimmick récurrent dans la musique soul ou rythm n' blues, qui tient souvent sur peu d’accords et développe des lignes de basses parfois assez complexes. On le retrouve chez Otis Redding, Nina Simone, mais plus notoirement chez le champion toutes catégories de la chanson en deux accords (vamp en anglais) qui laisse libre cours aux solistes : James Brown. Ce dernier est évidemment très connu en 1972, mais on a tendance à croire que Bowie n’exploite pleinement cette influence qu’avec son virage soul de 1974. Sur scène, il lui arrive de reprendre « You Got to Have a Job » et « Hot Pants » avec les Spiders from Mars, mais il connaît le chanteur américain depuis sa jeunesse, notamment par le Live at the Apollo de 1963 que lui a fait découvrir son ami Geoff McCormack. Sur ce dernier, le morceau de bravoure est très certainement la balade « Lost Someone » qui s’étale sur plus de 10 minutes et laisse le champ libre aux prouesses vocales de Brown sur une grille d’accords minimaliste. Avec « Try Me », on sait – du propre aveu de Bowie – que ces chansons ont participé à l’élaboration de « Rock n’ Roll Suicide », et les deux ont donc pour point commun d’utiliser des chromatismes pour passer d’un accord à l’autre. Qui de Bowie ou de Mick Ronson, qui arrange le morceau, a eu l’idée de reprendre cet élément précis pour donner au titre final l’ambiance caractéristique des balades soul, on ne sait pas vraiment, mais on sait que le guitariste a réédité son méfait à la fin de carrière, en tant que producteur de Morrissey, avec le titre « I Know It’s Gonna Happen Someday » sur Your Arsenal(2).

Parfaitement digérées par un artiste qui sait très bien ce qu’il veut faire, quel personnage il veut incarner et à qui il veut ressembler, le titre nous apparaît finalement parfaitement iconique de Bowie. Si génie il y a ici, ce n’est pas tellement par l’invention ex nihilo d’un genre inédit, mais par l’idée exceptionnelle de faire converger des influences dans une interprétation totalement différente. Tout génial qu’il est, Bowie reste le produit de son époque, et se distingue non pas par la nature de ses influences, relativement communes, mais bien par leur nombre et le regard qu’il leur porte. Qui d’autre, avec les mêmes cartes, aurait-eu l’idée de conclure un concept album sur un extraterrestre par une chanson qui enchaîne et superpose guitare folk, basse soul, arrangements baroques et solo de guitare rock ? Qui d'autre aurait choisi d'y poser un chant aussi habité qui oscille entre le Sud des Etats-Unis et la capitale du plat pays ? Inventeur contrefacteur ou artiste total opportuniste, peu importe, que les ficelles soient visibles ou pas, il faut bien retenir qu'elles existent toujours et que le plus important est la dextérité de celui qui les tire.


1: David Bowie : Rainbowman, 1967-1980, Jérôme Soligny, Gallimard, 2019

2: D'ailleurs reprise par Bowie sur Black Tie White Noise... mais sans le fameux arrangement chromatique.

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