Le jour où j'ai vu The Big Lebowski avec des adolescents

Panel des expressions faciales par lesquelles je suis passé ce matin là.

C’était la semaine dernière. Quelques cheveux blancs sur les tempes et des cernes qui trahissent une jeunesse de plus en plus lointaine, je mène comme un troupeau de moutons dociles mais fatigués une soixantaine de lycéens à travers le centre-ville. C’est ramadan, certains sont debout depuis quelques heures et semblent déjà pressés de faire la sieste. Arrivés devant le cinéma, je suis satisfait, nous sommes en avance, personne ne s’est perdu ni précipité devant un feu rouge. Le programme de la matinée est simple : plonger les élèves dans une salle obscure pour la troisième fois en espérant atteindre, au moins en partie et pour quelques élèves, quelques objectifs simples. Appréhender un film dans toute sa dimension rituelle, à l’heure de l’addiction généralisée de nos adolescents pour les formats courts et assez rarement fictionnels. Et puis, peut-être, éveiller leurs goûts, les confronter à une certaine altérité, et pourquoi pas les divertir. Ou du moins, leur montrer comment les anciens, c’est-à-dire nous, se divertissaient. A mi-chemin entre le conservateur de musée et l’animateur de centre de loisirs, le grand classique programme du CNC Lycéens au cinéma est une expérience étrange vécue très différemment de part et d’autre du dispositif. Les années passant, la salle de cinéma s’est renfermée comme un lieu étranger pour beaucoup, et parfois caricature d’un lieu de culte pour bobos grisonnants. Souvent critiqué pour ses choix par les élèves, le programme cherche, sans doute vainement, à se rapprocher d’un public qui considère une grande majorité de la production cinématographique du siècle dernier comme parfaitement assommante, sans la moindre valeur ajoutée à côté des romans classiques du XIXe siècle à la triste réputation. On peut saluer malgré tout une volonté de chercher à éviter cette cérémonie culturelle snobinarde, dans laquelle on impose brutalement des œuvres indigestes à des élèves d’une façon si verticale qu’elle se rapproche d’une leçon de morale. Cette année donc, le programme se clôturait par le classique des frères Coen de 1998, The Big Lebowski.

Les expériences précédentes me donnaient déjà un bon aperçu de ce à quoi m’attendre. Travestissement et formes plantureuses dans Some Like it Hot de Billy Wilder, alopécie et transition de genre dans une série de courts métrages sur le corps, et à chaque fois le même constat : nos adolescents, tout rebelles qu’ils soient, aiment les choses ordonnées, à leur place, ou du moins à celle que ceux qui les ont éduqués leur ont appris à considérer comme normale. On a donc pu apprendre avec amusement que, plus de soixante ans après, une perruque et une fausse poitrine suffisent à troubler un spectateur et que la pauvre Marylin Monroe se voit rhabillée pour l’hiver – si seulement, penseront certains – en étant vue comme une femme qui « a trop la dalle ». Une lueur d’espoir malgré tout : un bon scénario et de bons dialogues n’ont pas d’âge, et c’est donc avec une certaine curiosité que je m’installe parmi mes élèves au début du film, non sans avoir rappelé avec lassitude les règles de savoir-vivre, aboyé sur certains et séparé quelques autres. Un bon film, de bons dialogues, un scénario bien écrit à défaut d’être compréhensible, le tout servant une formidable galeries de personnages dont aucun, vraiment aucun, ne peut être vu comme normal, voilà de quoi intriguer. Une inquiétude pointe malgré tout : et si le film ne plaisait pas du tout ? Et si, le revoyant avec des élèves, je réalisais à quel point il était daté, ringard, voire pire, problématique ? Une citation d’un autre film culte de mes années étudiantes me vient à l’esprit : « je sais qu’j’plais pas à tout le monde, mais quand je vois à qui j’plais pas, je m’demande si ça m’dérange vraiment. ». Allez, c’est pas ces boutonneux neurasthéniques qui vont m’apprendre à apprécier un film.

Marylin Monroe, désirée des garçons et jalousée des filles soixante ans après sa mort.

La première scène tend à me rassurer. Évidemment, et je ne vais pas énumérer tout ce que ni les élèves, ni moi même ne pouvons tout à fait percevoir au premier visionnage, la dimension pastiche et ironique du film leur échappe globalement. Le comique réside donc dans ce qui est accessible à n’importe qui, sans contexte et sans explications. Dès la première apparition du Dude, nos jeunes semblent amusés. Le gros plan sur la somme ridicule qu’il inscrit sur le chèque fait office de punchline : le personnage est campé, le décor est planté et l’ambiance semble fonctionner. Malgré tout, je ne tarde pas à être déçu. Le tapis souillé ne suscite pas tellement de rires, à la rigueur du dégoût, et le grotesque du personnage de Walter leur échappe totalement. Totalement hors de propos dans sa violence verbale et son agressivité, Walter n’est pas du tout compris comme une critique du militarisme américain, mais plus que tout, l’incongruité de sortir un flingue pour une histoire de règles de bowling ne paraît pas étonner qui que ce soit autour de moi. Il faut soudainement très froid dans la salle. A partir de là, une bonne partie de la séance sera à l’avenant de cette déception inaugurale. Alors que, spectateur émérite du film, je me surprends à m’amuser davantage des détails en arrière-plan que des gags les plus visibles, rien ne semble fonctionner sur les élèves. L’indolence du Dude face, au choix, au milliardaire, à Maude, au flic de Malibu ? Pas de quoi se pisser dessus de rire. La stupidité des décisions de Walter, la vacuité de ses accès de violence contre le pauvre Larry ? Mes voisins restent aussi impassibles que ce dernier, seul personnage proche d’eux et sain d’esprit dans le film. La galerie de personnages secondaires, en premier lieu Donny qui se cesse de se faire rabaisser ? On ne voit pas bien pourquoi on se tordrait de rire. J’essaie de me souvenir que moi aussi, la première fois, j’avais pouffé gentiment sans saisir toute la saveur des dialogues, mais on est bien au-delà de ça ici.

Le film terminé, quatre scènes auront récolté un rire à peu près unanime bien que bref. Leur point commun : un comique qui repose quasi exclusivement sur le visuel. Pour un film aussi bavard et aussi savant dans son écriture, c’est dommage. Voici donc les moments les plus drôles du film pour des adolescents de 16 ans :

- L’intrusion des nihilistes dans la salle de bain du Dude, qui reste impassible jusqu’à ce qu’un furet soit précipité dans l’eau. 

- La surprise de découvrir que ce n’est pas une information intéressante qu’a écrite Jackie Treehorn sur son calepin, mais simplement le croquis d’un homme très bien doté. Mention spéciale pour la taille de l’engin qui suscite quelques commentaires. 

- La séquence hallucinée dans laquelle on retrouve pêle-mêle l'obsession pour le bowling, les costumes d'un film pornographique et la hantise de se voir couper le pénis par des ersatz de Kraftwerk. Rires mi-candides mi-gênés, mais réel plaisir de cinéma dans la salle.

- Le ridicule de la cérémonie improvisée par Walter après la mort de Donny, dont les cendres recouvrent un Dude las des élucubrations de son congénère.

Le rire spontané de l'immoralité, peut-être le meilleur.

Du point de vue des élèves, et de certains imbibés de morale religieuse en premier lieu, The Big Lebowski est sans doute finalement la plus parfaite incarnation de la décadence et de la grossièreté d’un monde qui semble les rebuter. Les femmes du film, déjà gratifiées de rôles relativement sexistes dans la tradition du film noir, sont toutes rangées dans la même catégorie : trop portées sur le sexe. Ironique quand on sait que c’est justement ce qui leur donne du pouvoir dans l’histoire. Vous voyez le malaise de Brandt quand Bunny propose une pipe au Dude ? Enlevez le sourire et vous avez le portrait de mes élèves, en premier lieu les filles. La poitrine de Julianne Moore ou d’une jeune fille filmée au ralenti chez Jackie Treehorn ? Une clameur de reproche émane dans certains rangs. Tout le personnage de Maude, artiste contemporaine imbue d’elle-même et d’un féminisme provocateur, achève nos voisins à chacune de ses apparitions. Le pire moment étant sans doute lorsqu'elle montre un film porno dans un plan séquence qui a mis une partie de la salle à la limite du malaise. Plus surprenant, le personnage de Jesus a été fraîchement reçu. Libidineux, affublé d’une tenue que certains s’empresseraient d’interpréter comme un indice sur son orientation sexuelle, son principal tort n’est pas tellement qu’on apprenne qu’il est un délinquant sexuel, ce qui est passé relativement inaperçu, mais bien de porter un nom sacré. Non vraiment, ce film est beaucoup plus provocateur sur certains élèves qu’il ne l’a été sur le public de l’époque sans doute.

Ce tableau morose m’inquiète finalement davantage sur moi-même que sur eux. Je ne suis finalement pas très surpris de leur réaction, et je sais que ce film laisse de marbre un bon nombre d’adultes qui n’ont pas les excuses de l’âge, de l’ignorance ou de l’idéologie. En revanche je suis inquiet sur ma propre vision de la jeunesse. Je crains de devenir un vieux con, incapable de comprendre ses enfants et tenté d’envoyer tout ce petit monde se faire redresser pour devenir un peu plus facile à supporter. Mais une scène du film me revient, qui je crois, a fait rire tout le monde sans distinction. Le Dude est sommé de s’expliquer face à son homonyme et son fidèle assistant, tous les trois confortablement assis dans une limousine. Les frères Coen profitent de la scène pour écrire un monument de dialogue qui résume à lui tout seul une bonne partie de l’humour du film. Cadenassés dans des stéréotypes incompatibles, les personnages s’expriment tous avec de nombreux tics de langages et ne parviennent pas à communiquer entre eux, ce qui est somme toute bien embarrassant quand ils comptent les uns sur les autres pour se sortir d’une sale affaire. Pour une des rares fois du film donc, le Dude se voit accorder un temps de parole ininterrompu. Je suis personnellement très fan d’entendre Philip Seymour Hoffman, pingouin constipé incapable du moindre écart, s’adresser systématiquement à son interlocuteur par le nom qu’il s’est choisi, dans un conflit de registre de langue rendu merveilleusement absurde par le sérieux de l’acteur qui choisit de l’interpréter sans sourciller. Mais évidemment, le meilleur moment reste cet incroyable interprétation de Jeff Bridges, parfaitement incapable d’élaborer la moindre phrase construite, totalement perdu dans son raisonnement et ponctuant constamment son discours d’interjections :

« I dropped off the money exactly as per... look, man, I've got certain information, all right? Certain things have come to light. And, you know, has it ever occurred to you, that, instead of, uh, you know, running around, uh, uh, blaming me, you know, given the nature of all this new shit, you know, I-I-I-I... this could be a-a-a-a lot more, uh, uh, uh, uh, uh, uh, complex, I mean, it's not just, it might not be just such a simple... uh, you know?

-What in God's holy name are you blathering about? » 

Comme une mise en abyme de nos propres conversations avec les élèves, nous voici finalement tous à rire de notre incapacité à nous comprendre, les uns par leurs raisonnements confus d’une mauvaise foi grossière, et les autres par leur autoritarisme arbitraire un peu surjoué. Bien loin de ce Los Angeles hétéroclite et labyrinthique, une simple scène peut fonctionner par le plus pur esprit de comédie : la satire sociale et l’autodérision, même si pas sûr que tout le monde ait perçu cette dernière. Finalement, ce film reste d’une étonnante fraîcheur et me rassure sur la mienne. Vieux con, je ne sais pas encore, mais je suis certainement passé de l'autre côté de la table. Ce jour n'est donc pas celui qui a confirmé ma ringardise, pas plus qu'il ne m'a allégé des années qui me séparent du lycée. Pourtant, sur le chemin du retour, je me sens de nouveau plongé en adolescence. Pas de celle que je côtoie désormais au quotidien, mais de la mienne, révolue pour moi comme pour le monde, et aujourd'hui seulement chérie par ceux de ma génération. Un âge qui me faisait rire bêtement, râler sur toute forme d'autorité, et répéter frénétiquement les mêmes répliques. Je me sens finalement un peu comme le Dude, à moins que ça ne soit justement comme mes élèves, même si nous prétendons mutuellement n'avoir rien en commun.

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