Moi je dis ça... Robert Fripp est le grand guitar hero des 70's

 

J’ai toujours rêvé d’être un guitar-hero. Pour moi c’était mieux que d’être président. Ca voulait dire être quelqu’un. Les guitar-hero ne sont pas des musiciens comme tout le monde, ils font ce qu’ils veulent et c’est parfois simplement pour les voir qu’on prenait un ticket pour leur groupe. Comme pour des sportifs de haut niveau, j’étais fasciné par leurs gestes, leurs manies, leur posture et chaque interprétation révélait des capacités hors du commun. Et pour moi, ces derniers devaient tous respecter un certain style : cheveux longs, chemises ouvertes, guitare au niveau de la taille et surtout, un mutisme à tout épreuve. Je concédais à certains, pour des raisons pratiques, qu’ils soient obligés de chanter de temps à autre, mais le pur guitar-hero était celui qui ne se met sur le devant de la scène que pour son solo. Évidemment, tout cela est très stéréotypé d’un point de vue musical : il faut un groupe de rock, de 4 ou 5 membres, assez ambitieux pour étirer ses morceaux et donner une place probablement pas toujours nécessaire au plus cool de ses musiciens. Et personne ne s’y trompe, ni le magazine Rolling Stone pour qui les meilleurs guitaristes ont tous connu un pic de carrière entre 1967 et 1980, ni le plus contemporain Guitar World qui prend les mêmes dans le désordre. Le guitar-hero doit être viril et arrogant, prendre son instrument par le manche pour faire hurler le public. C’est le clou du spectacle, et c’est donc nécessairement un showman avec tout ce que ça peut avoir de ridicule. Durant cet âge d’or de l’instrument, il en est un qui n’est placé que 62e chez les premiers et en mention honorable chez les seconds (1) alors que, tout considération stylistique mise à part, il éclabousse de son talent le moindre studio dans lequel il est invité et contribue assez largement à élargir l’idée qu’on se fait d’un solo de guitare. Cet homme, c’est Robert Fripp. 

Parmi la quantité de vidéos produits pendant le confinement qui ont pour la plupart assez mal vieillies, on trouve cette scène aussi touchante qu’embarrassante dans laquelle une femme qui n’a pas l’air de très bien assumer son âge chante « Heroes » de David Bowie accompagnée de son mari, un homme élégant d’un âge bien avancé qui joue assis avec une aisance qui trahit son expérience. Cet homme est donc notre guitar-hero et cette vidéo est bien ce qui s’éloigne le plus de l’idée que je m’en faisais. Et pourtant, cette mélodie de guitare reconnaissable entre milles bien que très particulière, il ne fait pas que l’interpréter, il en est le compositeur original. Tout comme le riff non moins connu, tiré d’un album à la pochette culte, qu’on a entendu dans une version remixée incontournable au début de la décennie précédente. Si son jeu de guitare a peu vieilli, c’est que son style est inimitable, tout comme son fameux jeu de scène qui consiste à jouer assis sur un tabouret en regardant ses partenaires de jeu d’un œil inquisiteur. Mettons de côté les clichés pré-cités sur les guitar-hero et regardons tout cela d’un œil neuf : pour qui se prend t-il ce type ? Quel genre de musicien pense t-il être pour se permettre d’être le seul assis à ostensiblement refuser ce que tout le monde attend de lui ? De quel droit joue t-il ses solos et ses riffs dans un coin sans chercher le moins du monde à les mettre en valeur ? Quelle arrogance. Précisément ce qui fait la marque des grands guitaristes de l’époque.

Autoritaire chef d’orchestre de King Crimson, groupe qui enterra les 60’s et précipita tout le monde dans une course à la complexité qui n’a pas fait que du bien, Robert Fripp est aussi un musicien de studio apprécié, un inventeur reconnu et un parrain assez demandé par des générations de musiciens avec qui il ne semblait pas avoir grand-chose en commun. Sans doute trop austère pour soulever les foules, son œuvre témoigne pourtant d’une capacité à faire avancer autant l’avant-garde que la musique populaire, le tout avec un son et une technique instrumentale qui n’avaient rien à envier à ses congénères de l’époque. Etoile intimidante dans une galaxie d’astres dont les orbites se croisaient plus ou moins, c’est notamment par ses collaborations qu’il est parvenu à étendre son influence sur son époque, avec Peter Gabriel par exemple, mais surtout avec l’artiste qui était sans doute son meilleur pendant créatif, Brian Eno, qui l’introduisit par la suite à David Bowie et aux Talking Heads. Pour mieux le découvrir, voici donc deux itinéraires :



Fripperies

Le son Robert Fripp est reconnaissable entre mille et devient presque une caricature de lui-même réclamée sans vraiment réfléchir. Des drones de fuzz et de feedback parfaitement exécutés, des descentes de gammes méconnues et un peu plus rêches que le blues traditionnel et surtout un usage de la guitare dans un registre ambient qui sera à l’origine de ses atomes crochus avec Eno. Mais avant cela, le travail de King Crimson dans les années 1960 montre une vraie science du riff qui se fond dans les compositions jazz progressif mais finit toujours par ressortir. Dans tous les cas, à l’image de son jeu de scène, la guitare n’est pas tout à fait centrale et Robert Fripp agit comme un musicien jazz qui guide ses partenaires de jeu en ne prenant le devant du mix que pour ses solos. A partir de Red, le son se fait plus gras et commence à prendre ce ton caractéristique qui lui collera à la peau sur toute la décennie. Mais en tant que leader du groupe, ce n’est pas tant sa virtuosité instrumentale que l’on entend que son talent de compositeur. 

Au même moment, il développe une des innovations technologiques qui achèveront de figer sa signature sonore : le Frippertronics, sorte de machine d'enregistrement perpétuel ou de long delay qui lui permet de s’accompagner dans une superposition de couches sonores qui s’approche finalement davantage du rendu d’un synthétiseur que de celui d’une guitare. De moins en moins attiré par le rock et par l’usage traditionnel de la guitare, on le voit donc s’associer à Brian Eno, qui s’émancipe à peine de Roxy Music, pour deux albums instrumentaux recelant quelques belles trouvailles. Le remarquable travail sur les textures que l’on trouve notamment sur No Pussyfooting transformera à jamais l’approche de Robert Fripp qui confirme ainsi qu’il n’est pas du même bois que ses congénères. 

Mettant à profit la pause de King Crimson, on le verra ainsi habiller de sa dentelle sonore un album de Peter Gabriel, des Talking Heads (invité par Brian Eno) et même produire le premier album du groupe féminin The Roches. A chaque fois sa présence est discrète mais apporte aux chansons une certaine esthétique qui les place immédiatement en marge du rock plus traditionnel pratiqué par leurs voisins. Evidemment, avant de reformer King Crimson on le retrouve invité sur le projet de Brian Eno et David Byrne, chanteur des Talking Heads, pour « Regiment », ce qui est sans doute le meilleur titre de l’album étrange et fascinant qu’est My Life in the bush of Ghosts.

Avec King Crimson

« 21st Century Schizoid Man » sur In the Court of the Crimson King (1969)

« Easy Money » sur Lark's Tongues in Aspic (1973)

« Fallen Angel » sur Red (1974)

Avec Brian Eno

« The Heavenly Music Corporation 2& 3 » sur No Pussyfooting (1973)

« Evening Star » sur Evening Star (1975)

Collaborations

« Exposure » sur Peter Gabriel 2 de Peter Gabriel (1978)

« Hammond Song » sur The Roches, de The Roches (1978)

 « I Zimbra » sur Fear of Music, de Talking Heads (1979)

« Regiments » sur My Life in the Bush of Ghosts, de David Byrne et Brian Eno (1981)


Fripp show

Bien qu’un peu snob, assez geek et pas vraiment comme les autres, Robert Fripp n’en est pas moins un guitariste dans une décennie qui adore la virtuosité instrumentale. C’est donc sans surprise qu’on le retrouve parfois à jouer le rôle du guitar hero de studio, celui qui débarque et envoie un solo bien senti avant de rentrer chez lui avec son cachet.

Cotoyant plusieurs groupes de rock progressif durant ses années King Crimson dans une émulation étrange qui amenait les uns à débaucher les musiciens des autres de façon plus ou moins permanente, Fripp est donc invité chez ses collègues avant de devenir le guitariste attitré de l’ancien leader de Genesis Peter Gabriel. Chez Van Der Graaf Generator, son solo est évidemment situé à l’apogée du titre mais ne vole pas la vedette à une composition de toute façon trop longue et proche de son propre travail. Chez Peter Gabriel en revanche, les compositions plus classiques et même relativement commerciales mettent en avant un solo dans le dernier tiers de la chanson, selon une structure qu'on verra systématisée dans les années 80. Sur le troisième album, ses interventions semblent inspirées par son travail avec David Bowie, à savoir une présence constante bien que mélodiquement en retrait, comme si le simple son de sa guitare faisait office de solo.

« The Emperor in His War Room » de Van der Graaf Generator, sur H to He (1970) : solo à 5:17

« Here Comes the Flood » de Peter Gabriel, sur Peter Gabriel 1 (1977) : solo à 3:27

« I Don’t Remember » de Peter Gabriel, sur Peter Gabriel 3 (1980)  

Invité par Bowie qui a adoré sa collaboration avec Eno, intervenant lui aussi dans les compositions de Heroes, Fripp vient rapidement poser sa guitare sans vraiment savoir ce qu’il doit faire et repart sans demander son reste. On l’entend principalement sur des titres comme « Beauty and the Beast » même si c’est évidemment sur la chanson éponyme que sa guitare entrera dans la légende. Remplacé par Adrian Belew sur Lodger (2), il revient sur Scary Monsters et s’y investit davantage en étant le deuxième guitariste derrière l’indéboulonnable Carlos Alomar. Omniprésent dès que l’enregistrement commence, il semble beaucoup s’amuser et devient même la star de certains titres comme « Teenage Wildlife » dans lequel il montre à qui veut le voir qu’il pourrait être Eddie Van Halen s’il le voulait dans un style qui contraste avec celui de son collègue. Toujours dans les bons coups, il fait éclater un des titres les plus sombres du chef d’oeuvre de Blondie Parallel Lines, montrant ainsi que le mouvement punk américain n’est pas tant allergique au solos qu’il l’est à la posture un peu beauf des guitar-heros de son époque.

« Beauty and the Beast » de David Bowie, sur "Heroes" (1977) : solo à 1:35

« Teenage Wildlife » de David Bowie, sur Scary Monsters and Super Creeps (1980): solo à 1:32 puis 5:45 

« Fade Away and Radiate » de Blondie, sur Parallel Lines (1978) : solo à 1:17 puis 2:40

Sans surprises, c’est encore une fois chez Brian Eno que ses talents brilleront le plus. Sur le premier album, il est crédité à la composition de l’étrange « Blank Frank » mais c’est bien davantage le feu d’artifice de « Baby’s on Fire » qui restera comme un des moments de bravoure de sa carrière, évidemment passé inaperçu faute de prestation scénique. Sur l’excellent Another Green World, il se montre sur trois des meilleurs titres qui lui doivent sans doute en partie leur réputation flatteuse. Assez discret et classique sur le pop « I’ll Come Running », il fait complètement décoller le formidable « Golden Hours » avec une guitare mélodiquement simple mais d’une justesse incroyable. C’est cependant le solo indescriptible sur « St Elmo’s Fire » qui ressort tellement il ne ressemble à rien de ce qu’on a entendu avant. Présent une dernière fois sur Before and After Science, son solo est passé à la moulinette par Eno qui s’en fera par la suite une spécialité (3).

« Baby’s on Fire » de Brian Eno, sur Here Comes the Warm Jets (1973) : solo à 1:31

« St. Elmo's Fire » de Brian Eno, sur Another Green World (1975) : solo à 1:20

« King's Lead Hat » de Brian Eno, sur Before and After Science (1977) : solo à 3:15

Robert Fripp est-il le grand guitar-hero des 70's ? Sans aucun doute, et dans n'importe quel registre. Moins cliché que ses contemporains, son influence n'est pas aussi flagrante mais pourtant bien présente, aussi bien dans le métal, pour sa virtuosité et ses mélodies peu académiques, que dans la pop pour son travail sonore et ses arrangements soignés. A l'inverse des autres grands noms de l'instrument, il n'a pas réellement eu de pasticheur, mais on entend clairement son héritage chez Omar Rodriguez-Lopez, période Mars Volta notamment. Évidemment, il n'est pas le seul guitariste sous-estimé de la période, mais avouez quand même qu'il est le seul musicien à faire le pont entre l'expérimental et le mainstream sur la période. Après, moi je dis ça... j'ai peut-être tort.


(1) Erreur partiellement rectifiée en 2022 avec un top des meilleures interventions de guitare de Robert Fripp

(2) Volé à Frank Zappa – autre guitariste marginal – par David Bowie, il intégrera ensuite King Crimson lors de leur reformation en 1981, après avoir participé, avec Eno toujours, à l’album Remain in Light des Talking Heads 

(3) Traitement notamment appliqué au solo d’Adrian Belew sur « Born Under Punches », titre inaugural de l’album des Talkings Heads pré-cité.


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